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Thomas Piketty, cet économiste que les Américains nous envient

Un livre d’économie français de près de 1000 pages est en train de battre tous les records de vente aux Etats-Unis. En l’occurrence, celui de Thomas Piketty, «Le capital au XXIe siècle» (Seuil en France, Harvard University Press aux USA). Lequel dissèque la montée des inégalités dans nos sociétés. Et propose de taxer le patrimoine. Analyse des raisons d’un tel triomphe éditorial.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
L'économiste français Thomas Piketty lors d'une conférence au King's College de Londres le 30 avril 2014. (AFP - Léon Neal)

Fin avril, le livre s’était écoulé à près de 200.000 exemplaires aux Etats-Unis (et en Grande-Bretagne). Il faut dire que la publicité que lui ont faite les plus grands économistes américains, à commencer par Paul Krugman, prix Nobel, n’a pas dû lui nuire. «Il semble raisonnable de dire que (cet ouvrage) sera le plus important livre d’économie de l’année, et peut-être de la décennie», n’hésite pas à écrire Krugman, star de la gauche keynésienne d’outre-Atlantique, qui s’est notamment fait connaître du grand public grâce à son blog sur le New York Times.
 
La «révolution Piketty»
Le prix Nobel n’hésite pas à parler de «révolution Piketty». «Il s’agit là d’un livre qui va changer à la fois la manière dont nous pensons la société et la manière dont nous faisons de l’économie», estime-t-il dans sa critique du Capital au XXIe siècle. L’auteur «fait plus qu’apporter des éléments sur l’augmentation des revenus et leur appropriation par une petite élite. Il fournit aussi un argument de poids à ceux qui disent que nous sommes en train de revenir à un ‘‘capitalisme patrimonial’’. Ce capitalisme pour lequel ce n’est pas seulement la richesse qui domine mais la richesse liée à l’héritage, celle où la naissance compte plus que l’effort et le talent», ajoute l’économiste.
 
Le New Yorker n’est pas en reste dans la louange. Il publie ainsi un (très) long et flatteur portrait de l’économiste français. «Dans un  pays comme les Etats-Unis, l’idée même d’une nouvelle taxe sur la richesse semble politiquement vouée à l’échec  (…). Dire cela n’est pas une manière de critiquer Piketty. Car le vrai rôle des intellectuels (comme lui, NDLR) est de mettre en doute les dogmes établis, de concevoir de nouvelles méthodes d’analyse et d’élargir les termes du débat public», écrit-il.

«Le capital au XXIe siècle»: l'édition en anglais du livre de Thomas Piketty (DR)

Le milliardaire Warren Buffet y a, lui aussi, été de son couplet. Et même le très libéral (au sens français du terme) hebdomadaire de référence The Economist livre un jugement positif : «‘‘Capital’’ a de nombreuses vertus. Il s’agit là d’une analyse claire et pénétrante de l’une des principales préoccupations économiques du moment». Un jugement positif, certes, mais aussi quelque peu pernicieux, comme le montrent les titres des deux articles publiés dans l’édition du 9 mai : «Un Marx moderne» et… «Plus grand que Marx».  

«Le bon sujet au bon moment»
Piketty, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, proche du Parti socialiste en France, mais très critique de François Hollande, serait-il en contradiction avec l’économie de marché que The Economist appelle de ses vœux ? En clair, celle du libre échange et de la libre entreprise. Au final, son livre est «une grande contribution universitaire et un guide politique assez pauvre», explique l’hebdo. Autrement dit : l’auteur n’est qu’un bon théoricien. Pour The Economist, «le succès du livre a beaucoup à voir avec le fait qu’il traite le bon sujet au bon moment». Comprenez : il a su capter l’air du temps...

Le bon sujet ? C’est à dire la montée des inégalités qui préoccupe particulièrement les Américains. «Cette montée des inégalités est particulièrement forte dans les pays anglo-saxons», souligne le quotidien Les Echos. De fait, en une génération, les 1% des plus riches a récupéré 50% de la hausse des revenus outre-Atlantique.

Dans le même temps, Thomas Piketty «ne se laisse pas enfermer dans les chiffres et les équations ni même dans l'économie. Contrairement à ce que font tant d'économistes aujourd'hui, aux Etats-Unis en particulier, il ouvre le jeu en se référant beaucoup à l'histoire, un peu à la sociologie et à la science politique. Ses références à Honoré de Balzac et à Jane Austen ont beaucoup impressionné», observe le quotidien français.

Résultat : l’économiste français est devenu une vraie star aux Etats-Unis lors d’une tournée dans ce pays, aux côtés des Krugman et Stiglitz, un autre Nobel. Son succès intéresse les milieux du pouvoir. Il a ainsi été reçu courant avril par le secrétaire américain au Trésor et des conseillers économiques de Barack Obama. «Je bénéficie aux Etats-Unis, et un peu partout ailleurs qu'en France, d'une lecture peut-être moins étroitement politique», a expliqué lui-même l’intéressé à l’AFP. «C'est plus facile loin de France d'avoir ce débat plus général, sans être tout de suite mis dans des cases liées au débat franco-français actuel», poursuit-il.

Le «Capital» de Piketty en trois minutes

BBC, 30-4-2014 (en anglais)

«Visionnaire utopiste»
«Ce que les gens aiment c'est qu'il s'agit d'une présentation lisible des questions qui préoccupent beaucoup de monde», précise le chercheur. «Les inégalités ont toujours été une source de préoccupation mais ce qui est nouveau dans ce livre, c'est que j'ai réuni un grand nombre de données historiques. Jusqu'à récemment, il y avait relativement peu de preuves», a-t-il fait valoir.

Pour autant, un journal comme le Wall Street Journal, quotidien des milieux d’affaires, ne partage pas forcément cet avis. Il estime que Thomas Piketty «n’est pas le premier visionnaire utopiste». En clair, malgré tout son talent intellectuel, il est à côté des réalités de ce monde… Au point qu’il en viendrait à relativiser l’échec du modèle soviétique. «Au lieu d’Austen et de Balzac, (il) ferait mieux de lire La ferme des animaux (de Georges Orwell) et Le zéro et l’infini (d’Arthur Koestler)», deux ouvrages dénonçant le totalitarisme stalinien.
 
Au-delà, le débat ne fait que commencer, comme le montre l’article du site de l’Institut de recherches économiques et fiscal. Cet institut libéral qui se déclare «pour la liberté économique et la concurrence fiscale», évoque «les tromperies statistiques de Thomas Piketty». Selon cette source, l’économiste ferait des informations amassées dans son livre un usage «dénaturé à la manière du matérialisme scientifique du XIXe siècle». Le matérialisme d’un certain Marx Karl, auteur de Das Kapital.

Interview de Thomas Piketty sur CNN
CNNMoney, 21-4-2014 (en anglais)

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