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Présidentielle américaine : l'élection peut-elle vraiment virer à la pagaille ?

Article rédigé par Raphaël Godet, Marie-Violette Bernard - Envoyés spéciaux à Washington
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Joe Biden et Donald Trump, candidats à la présidentielle américaine, se disputent une urne. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Entre crise du Covid-19, accusations de fraude et menaces de recours en justice pour contester les résultats, le scrutin du 3 novembre pourrait être un des plus incertains de l'histoire des Etats-Unis. Franceinfo vous explique pourquoi.

"Si Donald Trump perd de justesse la présidentielle, ce pays va vivre un enfer." Assis à la table d'un restaurant de Wilmington (Delaware), Azeez, agent immobilier afro-américain, insiste : "Quand on voit les tensions dans ce pays, il y a vraiment de quoi craindre pour sa sécurité." A 1 200 kilomètres de là, du côté d'Atlanta (Géorgie), Stefany tient le même discours. "J'ai vraiment peur des violences, s'inquiète cette Américaine de 25 ans d'origine mexicaine. Nous, les personnes immigrées, on ne veut pas se montrer. On sait que l'on peut être des cibles."

Je vais voter par correspondance, car j'ai peur que des militants trumpistes viennent semer la pagaille dans les bureaux de vote. Dans mon entourage, je ne connais personne qui veut se déplacer.

Stefany

à franceinfo

Azeez et Stefany, deux profils, deux histoires… pas si isolées que ça. Aux Etats-Unis, les inquiétudes qui entourent la course à la Maison Blanche grandissent à mesure que la date du 3 novembre approche. "Si le Congrès et les Etats n'agissent pas immédiatement, notre pays pourrait faire face à un 'Tchernobyl électoral' cet automne", s'alarmait* dès le mois de juin le sénateur démocrate de l'Oregon, Ron Wyden. Le site Politico* prédit, lui, un scrutin qui "a de bonnes chances d'être marqué par une pagaille bureaucratique et un chaos prévisible (...), laissant les Etats-Unis face au résultat le plus incertain et le plus disputé depuis des années".

Un scrutin contaminé par le coronavirus

La "pagaille" que certains imaginent est avant tout liée à l'épidémie de Covid-19. Le virus, qui a déjà tué plus de 200 000 personnes dans le pays et contaminé son plus haut représentant, a obligé les Etats à faciliter le vote par correspondance. Quarante-deux d'entre eux autoriseront cette option pour la présidentielle, sans autre justification que le contexte sanitaire. Pour la première fois de l'histoire américaine, 76% des électeurs auront donc le droit d'envoyer leur bulletin par courrier, estime le New York Times*.

Quel type de vote les électeurs adopteront-ils ? Selon une étude de l'institut Hawkfish, ceux de Joe Biden privilégieraient celui par correspondance. Alors que ceux du candidat républicain envisageraient davantage de se déplacer dans les bureaux de vote. Ce qui fait craindre à certains observateurs un "red mirage" ("mirage rouge" en français, en référence à la couleur des républicains). Un scénario qui verrait l'actuel locataire de la Maison Blanche l'emporter le soir du scrutin, avant d'être rattrapé et dépassé par son adversaire quelques jours plus tard, lorsque tous les bulletins envoyés par la poste auront été dépouillés et comptabilisés.

Une enveloppe pour le vote par correspondance pour la présidentielle de 2012 dans le Colorado. (MAXPPP)

"Si les résultats sont très serrés dans les Etats-clés, ceux où se joue vraiment l'élection, il est possible qu'il faille attendre plusieurs jours pour connaître le vainqueur", analyse Archon Fung, professeur spécialiste de la gouvernance à Harvard. C'est ce qui s'est passé lors des élections de mi-mandat dans l'Arizona, en 2018. La candidate républicaine au Sénat était en tête le soir du scrutin, mais c'est finalement son adversaire démocrate qui a été déclarée victorieuse* plusieurs jours après, une fois l'ensemble des votes par courrier dépouillés. Pour Paul Gosar, représentant républicain de l'Etat interrogé par franceinfo, ce retournement de situation ne peut s'expliquer "que par de la fraude". Aucune preuve ne vient pourtant étayer cette accusation, selon la presse locale*.

Les républicains agitent le spectre de la fraude

Cela n'empêche pas l'élu de l'Arizona de s'inquiéter d'un "grand risque" d'irrégularités en novembre, comme l'a d'ailleurs évoqué Donald Trump fin juillet : "Avec le vote par correspondance, 2020 sera l'élection la plus frauduleuse de l'histoire." Mi-septembre, il affirmait encore que "le résultat de l'élection du 3 novembre pourrait ne jamais être déterminé avec précision". 

Pourtant, "toutes les études montrent que la fraude électorale est très rare aux Etats-Unis, poursuit Archon Fung. L'objectif du président est clairement de semer le doute sur la validité des résultats et de décrédibiliser le système électoral." Dans ce contexte, le Transition Integrity Project a voulu simuler ce qui pourrait advenir entre le 3 novembre et le 20 janvier, date de l'investiture du président élu. "Tous les scénarios que nous avons envisagés [en dehors d'une large victoire de Joe Biden] menaient à de la violence dans les rues et à une crise politique", explique Rosa Brooks, professeure de droit à l'université Georgetown et cofondatrice de ce think tank, dans les pages du Washington Post*.

Parmi les hypothèses évoquées*, des affrontements entre manifestants anti-Trump et milices d'extrême droite, se soldant par l'intervention de l'armée. Dans un autre scénario, les démocrates, déçus d'une victoire du républicain, envisagent la sécession des Etats de la côte ouest. Un troisième voit le Sénat valider l'élection du milliardaire, quand la Chambre des représentants proclame la victoire de Joe Biden.

Des scénarios du pire que Miles Rapoport préfère écarter : "Si l'élection est très disputée, il y aura sûrement des manifestations de démocrates et de républicains dans les jours suivants. Mais le risque de violences est plus faible que ce que certains prédisent, estime le professeur de sciences politiques à l'université de Harvard, sollicité par franceinfo. Les instances électorales font leur possible pour garantir que le scrutin se passera au mieux."

Des recours en justice ?

Qu'importe, Donald Trump incite ses partisans à ouvrir l'œil. "Je les exhorte à se rendre aux urnes et à observer très attentivement [le scrutin]", déclarait-il le 29 septembre, lors du premier débat télévisé entre les deux candidats à la présidentielle. Sur le terrain, le message du "chef" semble être bien passé : Tom Kennedy, administrateur du groupe Facebook "Baltimore City for Trump 2020", a lancé un appel à ses 330 membres pour demander des renforts. "Cette année, nous avons plus que jamais besoin d'observateurs dans les bureaux, explique le républicain à franceinfo. Des millions de bulletins de vote sont envoyés à travers le pays, les risques de fraude augmentent de façon exponentielle." 

Un groupe de soutien à Donald Trump recherche des volontaires pour surveiller les bureaux de vote à Baltimore (Maryland), le jour de l'élection américaine, le 3 novembre 2020. (FACEBOOK)

Dans le camp d'en face, on a bien compris la stratégie du président sortant. "Il essaie de dissuader et d'effrayer", soufflait Joe Biden lors du débat, avant de se tourner vers la caméra pour adresser un message solennel aux millions d'Américains devant leur télé : "Il ne peut pas vous empêcher de voter (…) Le vote par correspondance n'est pas dangereux." En coulisses, le candidat démocrate de bientôt 78 ans se prépare lui aussi à toutes les éventualités. Il a notamment recruté 600 avocats* prêts à intervenir partout où il y aurait des problèmes.

Car en cas de résultats serrés dans un ou plusieurs Etats-clés, il est probable que la 59e présidentielle finisse devant la justice. Certains observateurs font d'ailleurs le parallèle avec celle de 2000, quand les Etats-Unis s'étaient réveillés sans président élu au lendemain du scrutin : en Floride, le vote était si serré qu'il était impossible de dire qui d'Al Gore ou de George W. Bush était en tête. Le suspense, rythmé par d'interminables recomptages, avait duré un mois. Jusqu'à ce que la Cour suprême désigne le républicain vainqueur, le 12 décembre.

Trump pourrait ne pas reconnaître sa défaite

Parmi les journalistes accrédités à la Maison Blanche, on se prépare également à couvrir une élection hors du commun. "Il va falloir faire attention aux résultats que l'on donne, sans se précipiter sur les sondages de sortie des urnes", soupire d'avance David Smith. Le correspondant du Guardian s'interroge sur le scénario en cas de défaite de Trump. Il a en effet suffi d'une question posée en conférence de presse à la Maison Blanche, le 23 septembre, pour semer le doute : "Vous engagez-vous à une passation pacifique du pouvoir ?" "Il va falloir que nous voyions ce qui se passe", a esquivé le président, qui a réitéré ses propos lors du débat face à Joe Biden.

Un flou qui agace jusque dans son propre camp. "La transition pacifique du pouvoir est fondamentale à la démocratie, sinon c'est la Biélorussie, s'est énervé sur Twitter* le sénateur républicain de l'Utah, Mitt Romney. Qu'un président sous-entende qu'il pourrait ne pas respecter la Constitution est impensable et inacceptable." "Celui qui remportera l'élection du 3 novembre sera investi le 20 janvier. Il y aura une transition en bon ordre, comme tous les quatre ans depuis 1792", a tenté de rassurer* le chef de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell. 

"Cette élection est imprévisible parce que le président est imprévisible", résume Archon Fung. Le professeur veut toutefois éviter tout catastrophisme. "Même en cas d'élection très disputée, j'ose espérer que les observateurs, les responsables politiques et les institutions pousseront le perdant à reconnaître la défaite." Il reste par ailleurs un scénario qui éviterait, a priori, toute situation de chaos : qu'un candidat remporte une large victoire dès le 3 novembre.

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