"Sans Starlink, nous aurions perdu la guerre" : comment Elon Musk s'est retrouvé impliqué dans la guerre en Ukraine

Sur le front, le système de satellites est un outil-clé pour Kiev. Mais le propriétaire de SpaceX a empêché son utilisation pour frapper une base de la marine russe afin d'éviter, dit-il, un "mini Pearl Harbor".
Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Elon Musk au salon Vivatech, à Paris, le 16 juin 2023. (ALAIN JOCARD / AFP)

"Sans Starlink, nous aurions perdu la guerre." Cette déclaration d'un commandant militaire ukrainien, dans les colonnes du Washington Post en juillet 2022, en dit long sur l'implication de la société d'Elon Musk dans la guerre en Ukraine. Cet engagement du fantasque et controversé milliardaire américain dans le conflit est toutefois à géométrie variable. Le propriétaire de SpaceX, qui gère le service de satellites Starlink, a en effet confirmé, jeudi 7 septembre, avoir empêché une attaque ukrainienne contre une base de la marine russe l'année dernière. "Si j'avais accepté leur demande, SpaceX aurait été clairement complice d'un acte de guerre majeur et d'une escalade du conflit", a-t-il fait valoir sur la plateforme X (ex-Twitter), dont il est également propriétaire.

Ce qui ressemble à une volte-face a été révélé par le journaliste américain Walter Isaacson, auteur d'une biographie intitulée Elon Musk (éd. Fayard) à paraître mercredi 13 septembre en France. Alors qu'il assiste à un match de football à la Nouvelle-Orléans en septembre 2022, Walter Isaacson raconte recevoir une série de messages paniqués de la part du milliardaire. "Il était en pleine crise muskienne, en mode 'héros dramatique'", écrit l'auteur dans son livre, dont un extrait est publié par le Washington Post. Elon Musk lui rapporte que l'armée ukrainienne tente de lancer une attaque contre la flotte russe basée à Sébastopol, en Crimée, territoire annexé par la Russie en 2014, en envoyant "six petits drones sous-marins bourrés d'explosifs et en utilisant Starlink pour les guider vers la cible".

L'état-major ukrainien déplore son "ignorance"

Le magnat confie qu'il en a discuté avec l'ambassadeur russe aux Etats-Unis, Anatoli Antonov, et que ce dernier lui a explicitement fait entendre qu'"une telle attaque entraînerait une riposte nucléaire". Comme le souligne le New York Times, Walter Isaacson ne précise pas si Elon Musk est à l'origine de l'appel à l'ambassadeur russe et s'il lui a révélé le projet d'attaque ukrainienne. Mais le biographe affirme que le patron de SpaceX a consulté Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président Joe Biden, et le général Mark A. Milley, président de l'état-major interarmées. Ces responsables américains l'ont-ils incité à autoriser l'attaque ? Un porte-parole du Pentagone s'est contenté de déclarer, selon l'AFP, que le ministère de la Défense était "au courant et intéressé par ce sujet", refusant de communiquer tout "détail opérationnel" sur Starlink, pour des raisons de sécurité.

Toujours est-il que selon Walter Isaacson, Elon Musk a "secrètement dit à ses ingénieurs de désactiver la couverture dans un rayon de 100 km de la côte de Crimée", ce qui a fait échouer l'attaque déjà en cours.

"Si les attaques ukrainiennes avaient réussi à couler la flotte russe, cela aurait été comme un mini Pearl Harbor et aurait conduit à une escalade majeure."

Elon Musk

dans la biographie de Walter Isaacson

L'entrepreneur américain a contesté une partie du récit du biographe. Sur la plateforme X, il soutient que Starlink n'était "pas activé" dans les régions en question et que SpaceX n'a donc "pas désactivé quoi que ce soit". La décision a toutefois été saluée par l'ex-président russe Dmitri Medvedev. Si ce récit est vrai, "il semblerait que Musk soit la dernière personne saine d'esprit en Amérique du Nord", a-t-il commenté. A l'inverse, Mykhaïlo Podoliak, conseiller à la présidence ukrainienne, a condamné la réaction du PDG de Tesla. "En n'autorisant pas des drones ukrainiens à détruire une partie de la flotte militaire russe", Elon Musk a permis à cette flotte de tirer des missiles vers des villes ukrainiennes, ce qui a "tué des civils et des enfants", a-t-il dénoncé sur X. "C'est le prix d'un cocktail d'ignorance et de gros ego."

Un système fourni "à des fins humanitaires"

Le service internet fourni par la constellation de satellites Starlink a été déployé en Ukraine peu de temps après son invasion par la Russie en février 2022. Très utilisé par les soldats sur le terrain, ce réseau est un outil-clé sur le champ de bataille pour Kiev. Selon le New York Times, Elon Musk a fait envoyer plus de 42 000 terminaux Starlink dans le pays, en réponse aux demandes publiques des responsables ukrainiens. Leur connectivité a été cruciale pour aider l'armée ukrainienne à coordonner les frappes de drones et à recueillir des renseignements. Elle a également servi aux hôpitaux, à des entreprises et des ONG dans toute l'Ukraine, détaille le quotidien américain.

Montant de l'opération : 80 millions de dollars (74,6 millions d'euros), selon le milliardaire cité par Walter Isaacson dans son livre. Cet investissement à titre privé, alors qu'il est censé être financé par le gouvernement américain, a un revers. "C'est toujours une vulnérabilité de dépendre d'un acteur extérieur, que ce soit une milice ou un acteur privé, note Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques de l'agence Eurocrise, dans Le Monde. Mais une armée ne peut pas tout faire toute seule. Elle doit procéder à des arbitrages, entre ce qui doit rester souverain et ce qui peut être confié à un tiers. Une armée totalement autonome, cela n'a jamais existé dans l'histoire récente."

Selon le journaliste Walter Isaacson, Gwynne Shotwell, la présidente de SpaceX, a toutefois commencé à tordre le nez face à ce financement gracieux de la guerre. "Au départ, nous avons fourni aux Ukrainiens des services gratuits à des fins humanitaires et de défense, notamment pour maintenir leurs hôpitaux et leurs systèmes bancaires, explique-t-elle dans la biographie. Mais ensuite, ils ont commencé à les mettre sur des drones qui essayaient de faire exploser des navires russes."

"Je suis heureuse de faire don de mes services pour les ambulances, les hôpitaux et les mères. (...) Mais il n'est pas normal de payer pour des frappes de drones militaires."

Gwynne Shotwell, présidente de SpaceX

dans la biographie de Walter Isaacson

Sollicité par l'AFP, le Pentagone n'a pas expliqué si les actions d'Elon Musk étaient acceptables pour un prestataire du gouvernement américain, ni quelles mesures pourraient être prises en réponse. SpaceX a finalement réussi à conclure un accord avec les gouvernements américain et européen pour payer 100 000 nouvelles antennes paraboliques supplémentaires à destination de l'Ukraine au début de l'année 2023, selon Walter Isaacson.

Quant à Elon Musk, qui "a toujours aimé s'imaginer en héros se précipitant à la rescousse", comme l'écrit son biographe, il avait proposé son propre plan de paix sur X, après avoir déjoué l'attaque ukrainienne. Sondage à l'appui, il proposait de nouveaux référendums dans le Donbass et dans d'autres régions contrôlées par Moscou, l'acceptation que la Crimée fasse partie de la Russie et la garantie que l'Ukraine reste neutre. Face au tollé provoqué par cette initiative, ce natif d'Afrique du Sud a commencé à s'interroger sur son rôle dans ce conflit. "En quoi suis-je impliqué dans cette guerre ?" a-t-il demandé à Walter Isaacson lors d'une conversation téléphonique nocturne, rapporte ce dernier. Et d'ajouter : "Starlink n'a pas été conçu pour être impliqué dans des guerres. Il a été conçu pour que les gens puissent regarder Netflix et se détendre, se connecter à l'école et faire de bonnes choses pacifiques, pas des frappes de drones."

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