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Dribbleur, sultan mégalo et conservateur macho : qui est Erdogan, le puissant président turc ?

Le président Recep Tayyip Erdogan mène une purge inquiétante pour l'avenir de la Turquie.

Article rédigé par franceinfo
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Le président Recep Tayyip Erdogan et son épouse Emine durant des célébrations pour le 563e anniversaire de la conquête d'Istanbul par les Ottomans, le 29 mai 2016. (MURAD SEZER / REUTERS)

Tout-puissant Recep Tayyip Erdogan. Profitant d'une tentative de putsch piteuse, menée et réprimée dans la nuit du 15 au 16 juillet, le président turc a engagé une purge brutale. Rien ne l'arrête plus, pas même les condamnations des dirigeants européens, bien trop attachés à leur partenaire incontournable pour traiter la question des réfugiés, comme celle des jihadistes. Pas étonnant, donc, qu'il ait poliment appelé les Occidentaux à se "mêler de leurs affaires", vendredi 29 juillet. Portrait de l'implacable dirigeant de la Turquie.

Dribbleur d'exception

Pied droit, pied gauche, feinte de corps, passe en retrait, accélération, reprise et but : Recep Tayyip Erdogan est un dribbleur. Gamin de Kasimpasa, un quartier populaire d'Istanbul où il est né en 1954, l'adolescent est surnommé "l'imam Beckenbauer". Imam parce qu'il étudie dans le meilleur lycée de prédicateurs d'Istanbul, où l'on forme l'élite religieuse du pays. Beckenbauer parce que, comme la star allemande des stades, il humilie ses adversaires la balle au pied. Le jeune Erdogan manie aussi bien le ballon que les mots, met des buts et garde la foi en Dieu.

Il est si bon qu'il devient semi-pro. Son père, un marin très pieux, originaire de l'est du pays, sur les rives méridionales de la mer Noire, n'apprécie pas le goût de son fils pour les pelouses. Le mythe veut que le jeune garçon contourne l'interdit paternel en cachant ses crampons dans un sac de charbon. Mais sa vraie vocation, c'est la politique. Militant, on le surnomme à 23 ans "le chef" ou "le combattant". A ses partenaires de foot, il assure : "Vous avez devant vous celui qui fera son entrée à l’Assemblée nationale, en 1992, comme député de Rize", sa ville d'origine. L'anecdote est rapportée par Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse, auteurs d'une biographie citée par Le Monde.

Il se trompe un peu, ne commence pas comme député, mais est élu maire d'Istanbul en 1994. Succès des conservateurs musulmans et triomphe pour le jeune loup charismatique de 40 ans. Sa gestion rigoureuse de la ville séduit. La percée est réussie, mais le tacle sévère : en 1996, son mentor, Necmettin Erbakan, alors Premier ministre, est poussé à la démission par l'armée, grande garante de la laïcité en Turquie. Deux ans plus tard, Recep Tayyip Erdogan est condamné pour incitation à la haine raciale et religieuse. Lors d'un meeting, il a repris les vers d'un poète nationaliste turc : "Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées nos casernes." Cela lui vaut quatre mois derrière les barreaux.

Recep Tayyip Erdogan répond à des journalistes, le 21 avril 1998, à Istanbul. (REUTERS)

La contre-attaque couve. Erdogan crée l'AKP en 2001, le "Parti de la justice et du développement". Il fait lever son inégibilité, est triomphalement élu député (84,7%) et devient Premier ministre en 2003. Le conservateur est pro-européen, pro-américain et économiquement libéral. L'économie de son pays est en plein boom et il séduit en Europe. Le processus d'intégration de la Turquie est relancé. Mais c'est une feinte. "La marche vers l’Union européenne et les réformes imposées par Bruxelles étaient le meilleur moyen de mettre au pas ses ennemis de toujours : les militaires, gardiens autoproclamés des valeurs de la République laïque et jacobine créée par Mustafa Kemal Atatürk sur les décombres de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale", écrit Libération. Et de voir son avenir en grand. 

Sultan mégalo dans son palais

Toute la mégalomanie de Recep Tayyip Erdogan s'incarne dans son palais présidentiel. Après trois mandats de Premier ministre, il ne peut plus assumer ces fonctions, selon les règles de son parti. De toute façon, il veut une présidence forte, comme en France ou aux Etats-Unis. Il fait passer une réforme constitutionnelle et devient, en août 2014, le premier président élu au suffrage universel en Turquie.

Il se rêve sultan d'un nouvel empire ottoman. Il lui faut un palais à sa mesure : 1 150 pièces de marbre blanc, inaugurées en octobre 2014, à Ankara. Quatre fois la taille du château de Versailles, tout de même. "Quand j'ai pris mes fonctions, la salle de bains de la primature était pleine de cafards. Est-ce qu'un endroit pareil est convenable pour accueillir le Premier ministre de Turquie ?" se défend-il. Le palais coûte 490 millions d'euros, sûrement plus qu'une désinsectisation.

Erdogan veut entrer dans la lignée des grands bâtisseurs de l'empire ottoman. Un stade et une université sont baptisés à son nom. Il désire un tunnel sous le Bosphore. Les travaux s'étirent. Les archéologues entendent protéger la découverte des vestiges du port de Théodose (IVe siècle), avec ses dizaines de bateaux byzantins et un phare hexagonal. Erdogan s'agace : ils "défendent de la vaisselle et des poteries".

Dernière lubie en date, la construction d'une mosquée géante pouvant accueillir 60 000 fidèles sur une colline verdoyante et protégée d'Istanbul. Qu'importe. La mosquée la plus grande de Turquie, dont les travaux sont supervisés personnellement par le président Erdogan, est visible de toute la ville. Erdogan pourrait y être enterré, comme Soliman le Magnifique dans sa mosquée Süleymaniye.

La mosquée géante qui surplombe le Bosphore à Istanbul, le 5 juin 2016. (MURAD SEZER / REUTERS)

Conservateur macho

Au fil des succès électoraux et économiques qui assoient son pouvoir, Recep Tayyip Erdogan domestique l'armée et la justice, ce qui lui permet de rogner la laïcité turque, l'un des piliers du pays introduit par le révéré Mustafa Kemal Atatürk. Progressivement, le voile entre à l'université, dans les lycées, dans la fonction publique, au Parlement, suscitant la colère de l'opposition. Le Premier ministre négocie des restrictions sur les ventes d’alcool, finance les lycées religieux, réprime le blasphème. Se pensant investi d'une mission divine, il se détourne de l'Europe pour le monde musulman.

Dans le même temps, Recep Tayyip Erdogan se fait une spécialité des déclarations machistes sur la place des femmes. Une obsession. Pour lui, "vous ne pouvez pas traiter les femmes et les hommes de façon égale, parce que leur nature est différente. Leurs caractères, leurs habitudes et leurs physiques sont différents." Il exècre les féministes, pense que les femmes sont "incomplètes", qu'"aucune famille musulmane" ne peut accepter la contraception et le planning familial : "Ce que dit mon Dieu, ce que dit mon cher prophète, nous irons dans cette voie." Il recommande aux femmes d'avoir "au moins trois enfants" pour soutenir la natalité. "Je sais qu'il y en aura encore qui en seront gênés, mais pour moi, la femme est avant tout une mère", dit-il. C'est simple, pour lui, l'avortement est un "crime contre l'humanité".

Emine Erdogan pose à Alger, au côté de musciennes du palais présidentiel, le 23 mai 2006. (ZOHRA BENSEMRA / REUTERS)

Les filles Erdogan ont étudié à l'étranger, car à l'époque, le port du voile était interdit à l'université en Turquie. Sa femme, Emine, rencontrée dans sa jeunesse lors d'un meeting, est créditée d'une certaine influence sur lui. Figure maternelle aux œuvres de bienfaisance, elle est capable de dire que le harem était "une école pour la préparation des femmes à la vie", mais aussi de défendre l'accès à l'emploi des femmes.

Dénonciations jusque dans les foyers

En parallèle, Erdogan s'impose dans le pays. Y compris dans les foyers. Petite anecdote racontée dans Foreign Policy. Un Turc et sa femme se disputent devant la télé. Monsieur en a marre que Madame change de chaîne quand apparaît "Erdogan bey". En plus, elle ose insulter le chef. Alors, son chauffeur de mari l'enregistre et se rend au commissariat pour porter plainte. A un journal turc, l'homme lance, fier de lui : "Même si c'était mon père qui insultait le président, je ne lui pardonnerais pas et je le dénoncerais."

L'histoire pourrait prêter à sourire si elle ne révélait le climat qui règne en Turquie. Gare à ceux qui s'en prennent au président, jusque dans l'intimité. Journalistes, activistes et membres de l'opposition trop virulents sont poursuivis, voire emprisonnés pour insulte ou "terrorisme". La contestation de Gezi fait huit morts. Avant même les purges (102 médias liquidés par décret), journaux, radios et télés sont une cible de choix d'Erdogan, ce qui lui vaut une peu glorieuse 151e place sur 180 au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse.

Il ne s'arrête pas à la Turquie. Erdogan convoque l'ambassadeur d'Allemagne quand une satire allemande lui déplaît. Interrogé par une chaîne de télévision italienne sur des poursuites contre son fils, accusé de s'être enfui avec une forte somme d'argent, il s'emporte : "Que les juges italiens s'occupent de la mafia et non de mon fils." Le chef du gouvernement italien, Matteo Renzi, réplique sur Twitter : "Dans ce pays, les juges suivent la loi et la Constitution italienne, pas le président turc. Cela s'appelle 'l'Etat de droit'."

Erdogan est colérique et autoritaire, tout en développant un discours de la persécution. "Les gens qui l'entourent sont presque terrorisés, raconte son biographe, Jean-François Pérouse, à RFI. C'est un homme qui est grand, qui a été un sportif, et il joue sur ce registre, à monter le ton. Il y a une rigidification dont on se demande jusqu'où elle va aller. La justice est totalement à ses ordres." Pour lui, "il y a lieu de s'inquiéter sur l'avenir. Il y a un homme qui se sent de plus en plus assiégé et qui témoigne d'une forme de paranoïa. Il s'est construit une vision du monde avec les bons, les mauvais, que ça soit les universitaires, les avocats, les journalistes…"

Qu'importe les critiques. Erdogan ne parle que de 2023. Ce sera alors le centenaire de la République de Turquie fondée par Atatürk. Il veut être encore au pouvoir pour être son successeur et célébrer sa grande et nouvelle Turquie. A quoi ressemblera-t-elle ? Maire d'Istanbul, Erdogan avait déclaré en 1996 : "La démocratie est un moyen mais non une fin : c'est comme un tramway, on en descend quand on est arrivé à destination."

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