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L'armée turque, un recours risqué pour le pouvoir

Après l’évacuation par la police, le 17 juin, de la place Taksim à Istanbul, d'où est parti le mouvement de contestation contre le Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir depuis 2002, et suite à l’appel de deux puissants syndicats à la grève générale jugé «illégal», le gouvernement turc menace de faire intervenir l'armée, jusque là absente de la crise, contre les manifestants.
Article rédigé par Jean Serjanian
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
Le 30 novembre 2010, à Ankara, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan devant des membres du haut Conseil militaire. A sa gauche, le chef d'état-major général Isik Kosaner. Ce dernier et tout le haut commandement militaire devaient démissionner le 29 juillet 2011, à la suite d’un désaccord avec le gouvernement concernant les généraux emprisonnés pour un complot présumé. (AFP PHOTO / ADEM ALTAN)

Depuis le début de la contestation le 31 mai 2013, le gouvernement turc a eu recours à la police antiémeute pour réprimer les manifestants à Istanbul et à Ankara. Cette utilisation de la police dans un pays qui a connu au XXe siècle quatre coups d'Etat militaires avait mis en lumière le lien privilégié entre le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et les forces de police.

Par contraste, elle avait souligné l'absence de l'armée, qui se considère comme la gardienne de l'héritage laïc de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque en 1923.

Mais, Le vice-Premier ministre Bülent Arinç, qui avait adopté un ton modéré au début de la crise, n'a pas exclu d'envoyer si nécessaire l'armée pour mettre fin aux manifestations. «Notre police, nos forces de sécurité font leur travail. Si ce n'est pas suffisant, alors les gendarmes feront leur travail. Et si cela n'est toujours pas suffisant, nous pourrions faire appel à des éléments des forces armées», a-t-il dit à la télévision publique TRT.  


Le gouvernement a déjà eu ponctuellement recours à la gendarmerie, un corps de militaires dépendant du ministère de l'Intérieur. Le 16 juin, quelques heures après l'opération coup de poing visant à évacuer le parc Gezi à Istanbul, des unités de gendarmes avaient été déployées à l'entrée d'un des deux ponts enjambant le Bosphore pour protéger la rive européenne des manifestants venant de la partie asiatique d'Istanbul.

Mais M.Erdogan favorise la police au détriment de l'armée, un choix qui ne doit rien au hasard. En effet, en onze ans au pouvoir, M.Erdogan, chef du parti de la justice et du développement (islamo-conservateur) a progressivement mis au pas l'armée, procédant à des purges régulières, tandis que la justice juge des centaines d'officiers pour des coups d'Etat passés ou pour complot visant à renverser son gouvernement.

Turquie laïque et dictature militaire
Gardienne autoproclamée de la Turquie laïque, l'armée turque est longtemps intervenue dans la vie politique, notamment par des coups d'Etat. Les militaires ont renversé des gouvernements qui avaient, à leurs yeux, perdu le contrôle du pays ou avaient pris des libertés avec le dogme anticommuniste ou laïc.

En 1960, les généraux arrêtent ainsi, puis exécutent, le Premier ministre Adnan Menderes. En 1971, ils destituent le gouvernement de Süleyman Demirel.
 
En 1980, le général Kenan Evren prend le pouvoir par la force et réécrit la Constitution pour inscrire le droit légal de l'armée à renverser un gouvernement. Et en 1997, les militaires déposent le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan, mentor de l'actuel Premier ministre. A la même époque, Recep Tayyip Erdogan, alors maire d'Istanbul, lit un poème aux accents islamistes qui lui vaut quatre mois de prison ferme.
 
Quand l'AKP arrive au pouvoir en 2002, le nettoyage au sommet débute. Plusieurs procès retentissants rouvrent à partir de 2003 le livre des années noires de la dictature militaire et des réseaux clandestins.

L’armée sous surveillance
Sorte d'Etat dans l'Etat, l'armée turque a longtemps été incontournable dans la vie politique et économique du pays en raison de son rôle historique dans la fondation de la Turquie dite moderne, république démocratique et laïque, mais M. Erdogan est parvenue à la mettre au pas à coups de purges et de procès qui ont décimé sa hiérarchie.

Depuis quelques années, elle est la cible de critiques et d'accusations de complots visant à renverser le gouvernement. Depuis 2007, des instructions fleuve mettent en accusation des dizaines de militaires. Comme le général Cetin Dogan qui préparait, selon la justice, une série d'attentats destinés à semer le chaos en Turquie et à justifier une intervention pacificatrice de l'armée. Au total, 365 officiers d'active ou à la retraite sont ainsi jugés depuis 2010.

De même, l'ex-général Kenan Evren, 94 ans, chef de la junte responsable du coup d'Etat de 1980, est jugé depuis 2012. Par ces procès, la justice attaque frontalement une armée jusque-là intouchable. Mais si pour l'AKP ces procès constituent une avancée majeure vers la démocratisation de la Turquie, les partisans de l'héritage laïc d'Atatürk y voient une cabale visant à faire taire l'opposition et à faciliter l'islamisation rampante du pays.

La Turquie se penche sur l'«Etat profond», le «derin devlet» en turc, ce réseau informel de militaires et de civils qui, pendant des décennies, a fait exécuter dissidents, communistes, journalistes et islamistes considérés comme des menaces pour l'Etat.
 
L'ex-général Ersöz est l'une des nombreuses personnalités jugées depuis 2008 pour avoir tenté de renverser le gouvernement. Près de 300 personnes, dont un ancien chef d'état-major de l'armée, sont jugées dans le cadre de ce procès-fleuve et controversé, baptisé Ergenekon, du nom du lieu mythique d'Asie centrale d’où vient le peuple turc.

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