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Ukraine, Russie, UE: les dessous de la guerre du gaz...

Le gaz est au cœur du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Le 4 mars 2014, le géant russe Gazprom a ainsi annoncé sa décision de mettre fin à la baisse du prix du gaz vendu à Kiev. Mais au-delà, l’affaire montre l’interdépendance énergétique entre la Russie et le reste de l’Europe, explique Céline Bayou, analyste-rédactrice à la Documentation Française, notamment pour le site Pages Europe.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Un employé en train de travailler dans une raffinerie de gaz, propriété de Gazprom Neft, à Moscou le 20 septembre 2012. (Reuters - Maxim Shemetov)
Quelle est l’importance des hydrocarbures pour la Russie ?
Ce pays a été pendant longtemps le premier producteur de gaz naturel au monde (un peu moins de 20% de la production mondiale). Mais il a été dépassé en 2013 par les Etats-Unis devenus producteurs de gaz de schiste et exportateurs de gaz naturel liquéfié (GNL). Plus de 70% de la production russe de gaz naturel sont exportés vers l’Europe de l’Ouest. En matière pétrolière, la Russie est le troisième producteur au monde (un peu moins de 6% de la production mondiale). Le secteur des hydrocarbures est donc essentiel pour son économie : il lui fournit près de la moitié des recettes de son budget.
 
Pour autant, les choses sont en train de changer, précisément à cause de l’arrivée du gaz de schiste et du GNL. Les USA proposent déjà à l’UE de lui vendre du GNL. Dans ce contexte, Moscou a du mal à s’adapter à l’évolution du marché. D’autant que depuis des années, l’Union européenne lui demande d’abandonner les contrats à long terme, privilégiés notamment par Gazprom.
 
La Russie fait pression sur l’UE en lui faisant valoir qu’elle a d’autres clients potentiels. A commencer par la Chine. Un terminal de gaz liquéfié doit ainsi être construit à Vladivostok et divers projets de gazoducs et oléoducs sont en discussion. Mais la négociation n’est pas facile. Il y a quelques jours, la Russie a par exemple annoncé le report de la mise en service de gazoducs devant à terme alimenter la Chine.
 
Globalement, cette évolution montre qu’en matière énergétique, on se situe dans une situation d’interdépendance : tous les pays ont besoin les uns des autres.

Installation d'hydrocarbures à 200 km de la ville de Novy Urendoy (nord de la Russie) le 18 décembre 2007 (Reuters - Denis Sinyakov)
 
Est-ce particulièrement vrai pour l’Ukraine ?
Tout à fait ! En l’état actuel des choses, ce pays ne peut en aucun cas se passer du gaz russe. Mais de son côté, pour exporter son gaz, la Russie ne peut pas aujourd’hui se passer de l’Ukraine qui, au passage, lui doit beaucoup d’argent depuis 10 ans. A titre d’exemple, ce pays ne lui a pas encore payé la moitié de sa facture gazière pour 2013, soit une somme estimée à plus de 1,5 milliard de dollars. En décembre, Moscou a accepté de lui faire crédit et de lui consentir une remise (de l’ordre de 30%), que Gazprom a finalement décidé de supprimer à partir d’avril prochain, au vu des évolutions politiques ukrainiennes.
 
A mon sens, on ne pouvait pas s’attendre à autre chose. Alors, quand le ministre ukrainien de l’Energie envisage la fermeture des frontières et laisse planer le doute d’une coupure des gazoducs, la proposition semble complètement irréaliste.
 
Dans ce contexte, le Kremlin cherche à contourner l’Ukraine. Depuis une dizaine d’années, il a beaucoup investi dans des gazoducs qui contournent son voisin. C’est ainsi qu’au nord a été construit Nord Stream qui relie la Russie à l’Allemagne en passant par la Baltique. Au Sud, les Russes sont en train de mettre en place South Stream dont le tracé, partant de la mer Noire, relie l’Autriche à travers les Balkans.

Pour cette raison, Gazprom a conclu des accords bilatéraux avec la Bulgarie, la Grèce, la Hongrie, la Slovénie et la Croatie, tous membres de l’UE. Des accords qui, au passage, sont en contradiction avec le «3e paquet énergie» de l’Union. Lequel interdit que l’opérateur d’infrastructures énergétiques soit également producteur : une manière de viser Gazprom… Bruxelles a d’ailleurs commencé à élever la voix contre les Etats contrevenants et tous les protagonistes cherchent actuellement une solution.

  (Reuters - Mark Djurica)
 
De son côté, Moscou joue fin en enfonçant ainsi un coin au sein de l’UE. D’autant que le tracé de South Stream passe par la Serbie qui aspire à entrer dans le club européen. Mais les négociations d’adhésion traînent. Alors que les Russes font comprendre aux Serbes que ceux-ci ont besoin d’eux, leur rappellent l’amitié traditionnelle entre les deux pays…
 
Ils jouent d’autant plus fin que le projet de gazoduc Nabucco (Caspienne-Europe occidentale), patronné par les Etats-Unis, est abandonné. Notamment en raison des réticences des pays producteurs comme l’Azerbaïdjan et le Turkménistan, dépendants de Moscou. 
 
Dans ce bras de fer, la marge de manœuvre de l’Union européenne est réduite car elle a besoin du gaz russe. Mais celle de la Russie l’est aussi, puisqu’elle a un grand besoin de la technologie et des capitaux occidentaux pour aller chercher ses hydrocarbures qui sont de plus en plus difficilement accessibles. On se situe là encore, comme je l’ai déjà dit, dans une situation d’interdépendance. La «guerre» ne peut donc pas être totale entre les deux parties. Dans ce contexte, il est logique que Moscou agite l’arme énergétique. A la limite, on ne comprendrait pas qu’il en aille autrement !
 
Pour autant, on parle, à propos de l’économie russe, d’«une économie basée sur la rente des hydrocarbures». N’est-ce pas là un gros talon d’Achille ?
Effectivement, la Russie est surtout riche de ses hydrocarbures et de son sous-sol. Elle connaît des retards de développement, notamment en matière technologique, qu’elle essaye de compenser en échange de ses matières premières. Les Chinois sont ainsi d’accord pour les exploiter, mais sans pour autant investir dans l’économie locale. Moscou exige donc des contreparties en matière de haute technologie.
 
Vladimir Poutine laisse sa signature sur un gazoduc à Vladivostok (Extrême-Orient russe), lors de l'inauguration de l'installation le 8 septembre 2011. (Reuters - Alexsey Druginyn - RIA Novosti - Pool)

Vladimir Poutine a bien conscience de tous ces problèmes. Il sait que son pays a beaucoup de ressources et s’emploie, à sa manière et avec sa morgue habituelle, à changer la situation. Il faut bien reconnaître qu’il a du talent et qu’il sait s’y prendre. En matière énergétique, il mène une politique très rationnelle. De son côté, l’UE n’a pas encore su mettre en œuvre une véritable politique énergétique commune.
 
Alors, évidemment, entre les deux parties, on assiste à des effets de manche. Je ne suis pas devin. Mais dans cette situation d’interdépendance mutuelle, tous les protagonistes sont condamnés à trouver un accord, plus ou moins satisfaisant pour chacun.  

En février 2012, un énième épisode de la guerre du gaz entre Moscou et Kiev
 Euronews, 4 février 2012

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