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Le directeur de NTV «quitte le navire»: anatomie d'une chaîne de télé russe

Fin juillet, le départ du directeur de l'une des principales chaînes nationales a fait l'événement dans le monde des médias russes. L'occasion de retracer l'histoire de NTV, la toute première chaîne indépendante de Russie, symbole d'impertinence devenu l'un des principaux rouages de "la machine à propagande" de Vladimir Poutine. Et de dresser un état des lieux du paysage télévisuel russe.
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Dans cette «Anatomie de Koulistikov» (comme «Anatomie d'une protestation», le «documentaire scandale» de NTV sur l'opposition russe ), le site YodNews fait le bilan des années Koulistikov (à la droite de Vladimir Poutine) à la tête de NTV. Sur ce montage ont été rajoutés le logo vert de NTV et une caricature circulant sur Twitter montrant le Dg jonglant avec les lettres du mot russe «mensonge», qui colle à la réputation de la chaîne. (@yodnews)

1993 : un oligarque russe proche de Boris Eltsine crée une chaîne indépendante
Dans les années 90, perestroïka et glasnot' (transparence) ont libéré les médias du monopole d'Etat et de la censure, les opérateurs privés arrivent sur un nouveau marché. NTV (N comme Nezavissimaïa, indépendante) est fondée en 1993 par l'oligarque Vladimir Goussinski. Proche du président Eltsine, il obtient l'autorisation d'émettre en continu. La banque qu'il détient (Most, socle du futur empire des médias Media Most) lui permet d'acheter des programmes occidentaux. Avec ses émissions cultes et sa grande liberté de ton, sa chaîne devient vite l'une des plus regardées, du moins à Moscou.

Son charismatique directeur, Evgueni Kisselev – voir son portrait dans Libération – est aussi le présentateur vedette d'un talk-show révolutionnaire pour l'époque, Itogui («Bilans»), qui donne la parole à des opinions divergentes et «rythme les dimanches soir de milliers de Russes pendant une décennie». Dans une autre émission restée célèbre, on entend les chansons du goulag. Et puis NTV a ses Guignols de l'info, les Koukly («Marionnettes»), qui sont la bête noire de Boris Eltsine, représenté en mendiant. Poutine, qui n'apprécie pas non plus la sienne, réclame sa suppression, mais la chaîne s'y refuse.

1994-2000 : l'âge d'or de la télé russe
«Les journalistes de NTV se sentent différents, se prétendent meilleurs, se félicitent d'être mieux payés», raconte Piotr Smolar dans un portrait de la «génération perdue NTV». «La fête annuelle de la chaîne attire le beau monde moscovite. L'argent coule à flots. On touche des enveloppes en liquide pour Noël. Les plus valeureux bénéficient de crédits immobiliers, jamais remboursés.» Outre ses documentaires et séries de qualité, les jeunes journalistes talentueux, comme ceux qui ont couvert la première guerre de Tchétchénie en 1995-1996, sont la marque de fabrique NTV.

Car NTV se permet un traitement critique des «événements» de Tchétchénie, qu'elle n'hésite pas à appeler «guerre». Mais à partir de 1999, les médias sont repris en main sous couvert de lutte contre le terrorisme, après une série d'attentats (parfois imputés aux services d'un certain Vladimir Poutine, Premier ministre de Boris Eltsine) dont se sert le Kremlin pour lancer la seconde guerre de Tchétchénie. Finalement, c'est une enquête sur la corruption régnant dans la «maison Eltsine» qui déclenche la vraie crise avec les autorités, et c'est Poutine qui la gérera.

2001 : le «putsch» qui fait de NTV «la voix de son maître»
En 2000, Vladimir Poutine, devenu président, s'attaque à son ennemi Vladimir Goussinski, coupable d'avoir soutenu lors des législatives de 1999 un autre de ses ennemis, le maire de Moscou Iouri Loujkov. L'oligarque qui a fondé NTV est alors capable de déclarer dans une interview à Libération : «La Russie ne peut siéger dans un club d'élite comme le G8 avec ce qu'elle fait en Tchétchénie. C'est ma position et elle déplaît fortement à Poutine.» Selon lui, le président juge la chaîne trop frondeuse et veut la mettre au pas à travers le géant Gazprom, aux ordres du Kremlin.

Et deux mois plus tard, en avril 2001, NTV passe sous le contrôle de Gazprom. Une nuit, raconte H. Despic-Popovic dans Libération, «de nouveaux vigiles appuyés par les forces spéciales du ministère de l'Intérieur s'installent au huitième étage de l'immeuble abritant la chaîne». Le nouveau rédacteur en chef, Vladimir Koulistikov, un ancien de NTV passé sur la chaîne d'Etat Rossia, et le nouveau directeur, un homme d'affaires russo-américain lié au scandale de la privatisation de la société de télécoms Svyazinvest, arrivent dans la foulée. A l'antenne, les images sauvages du «putsch» diffusées par un technicien sont remplacées par du patinage artistique. Une action «sans violence» qui met un millier de Russes dans la rue...
Vague de protestation en Russie pour soutenir la chaîne indépendante NTV - ici, à St-Pétersbourg, le 8 avril 2001. Sur la banderole : «NTV, c'est nous». (Reuters)

Un bras de fer s'engage avec la nouvelle direction. La plupart des journalistes soutiennent leur directeur limogé et démissionnent. Goussinski, arrêté, finira par s'exiler. Sur la chaîne, terminé l'information critique sur la guerre de Tchétchénie : en juin 2004, une interview de la veuve d'un leader séparatiste est censurée, et le présentateur licencié pour avoir protesté.

2004 : exit la «Liberté de parole»
En 2004, Koulistikov accède à la direction. Il frappe fort aussitôt en supprimant le talk-show Liberté de parole. La disparition de toutes les émissions d'analyse est dénoncée en 2005 dans un rapport du Conseil de l'Europe sur la Russie. Vient ensuite une décennie de séries policières viriles (en 2011, la chaîne recrute 40% de téléspectateurs masculins, loin devant la Première Chaîne, Piervyi Kanal, et Rossia 1), avant le «dégel» des années 2010, celles du mandat présidentiel de Dmitri Medvedev.

Le site d'info Yod News dresse de ces onze années de règne un bilan (lien en russe) émaillé de verbatims édifiants (Koulistikov présentant le Kremlin comme «l'institution la plus libérale du pays» et Poutine comme un grand «newsmaker») et d'extraits d'émissions comme «Oui, monsieur le Président», tentative de télévision satirique. Ce bilan, pas uniquement à charge, n'omet pas de préciser que NTV est la seule des grandes chaînes russes à citer la place Bolotnaïa, centre névralgique des grandes manifestations anti-Poutine de l'hiver 2011-12, et à donner la parole à Boris Nemtsov, persona non grata ailleurs.

2012 : #NTVment, anatomie d'une protestation
Et s'il ne fallait retenir qu'une chose des «années Koulistikov» ? Ce serait Anatomie d'une protestation. Le «documentaire» en trois volets est produit en 2012 pour discréditer l'opposition qui commence à inquiéter le président russe. Avec son commentaire dramatisant et ses images parfois truquées, il symbolise à lui seul une «information» orientée et mensongère. Selon le magazine Afficha («l'Affiche»), les réalisateurs prenaient leurs ordres directement auprès de Koulistikov.

Le premier opus est diffusé sur NTV dans la nuit du vendredi 16 mars 2012. Il accuse les manifestants contre les fraudes électorales (qui ont, selon eux, ramené Poutine au pouvoir) d’avoir été payés en dollars et en... petits gâteaux. L'opposition, appelée la «cinquième colonne», est présentée comme un ramassis d'agents de l'étranger qui préparent une révolution orange téléguidée par les Etats-Unis. Certaines images serviront de prétexte à l'arrestation du leader du Front de gauche russe, Sergueï Oudaltsov, pour préparation de «troubles massifs» - il est toujours en prison. 

NTV met à nouveau un millier de personnes dans la rue, mais cette fois-ci contre elle. Sur Twitter, le hashtag #НТВлжёт, «NTV ment» est en tête des tendances, et les réseaux sociaux organisent de caustiques «funérailles de la télé qui dit la vérité» devant la tour de la TV russe, Ostankino. L'opposition appelle à un boycott de la chaîne. «Bravo, Vladimir Koulistikov», ironise l'opposant Alexeï Navalny sur son blog.

Le samedi 18 mars 2012, manifestation de l'opposition devant la tour de la télévision, Ostankino (Oстанкино) et funérailles de «la télé qui dit la vérité». Boris Nemtsov (en bas) et Sergueï Oudaltsov sont présents. Sur Twitter, le logo de NTV devient «Nacilié, (violence), Toupoct' (bêtise), Vranie (mensonge)». (Twitter, Reuters/Maxim Shemetov/Mikhail Voskresensky)

La cible du deuxième opus, diffusé un an plus tard, n'est autre que Navalny. Quant au troisième... le matin même de l'assassinat de Boris Nemtsov, le 27 février 2015, est diffusé le teaser de l'épisode, programmé deux jours plus tard, qui s'attaque notamment à l'opposant libéral. «Par décence, NTV le déprogramme in extremis», relate l'article «Comment la propagande télé russe a tué Boris Nemtsov».

2015 : «Les rats quittent le navire» ?
Le 22 juillet 2015, Vladimir Koulistikov a fait part de sa démission. Officiellement pour «divergences de vues» avec le propriétaire de la chaîne, Gazprom Média, pour «raisons de santé» selon le quotidien Kommertsant. Gazprom Média a en tout cas refusé d'approuver le nouveau budget de production de la chaîne. En cause, une part d'audience en chute pour la 5e année consécutive, des recettes de pub en baisse de 30% par rapport à début 2014. La chaîne autrefois indépendante est devenue un robinet à séries policières musclées, et son propriétaire veut recentrer NTV sur les femmes.

Dans une interview à une petite web-TV (sous-titrée en français via Mediapart), le journaliste et blogueur Igor Yakovenko a une autre analyse : si Koulistikov, «doté d'un instinct très sûr», démissionne maintenant, ne serait-ce pas en prévision d'ennuis à venir (du type procès internationaux) pour les responsables des médias qui auront relayé trop efficacement la propagande gouvernementale sur la Crimée et le Donbass ? «Les rats couverts de médailles quittent le navire?», résume l'interviewer. Pourtant, pour ce qui est de la propagande anti-ukrainienne, NTV est loin derrière Pervyi Kanal et Rossia1 – et ce serait même l'une des raisons de la désaffection du public masculin...

Et maintenant, quelle place pour les télés indépendantes en Russie ?
En juin, un reporter de NTV fraîchement licencié (lien en anglais) se disait honteux d'avoir participé à cette propagande. «Il n'y a pas de place pour le journalisme en Russie», déplore Igor Yakovenko, qui soutient qu'un média indépendant atteignant une audience d'un million de personnes se ferait «liquider».

Le pouvoir contrôle les deux principales chaînes publiques – encore plus depuis l'intervention russe en Crimée –, le tout-puissant Roskomnadzor, l'organe censé «réguler» les médias, intimide les autres à coups d'amendes et de menaces de fermeture. Les rares indépendants ont une audience limitée ou sont réduits à l'autocensure, comme TV Dojd', qui avait réussi à percer au-delà du cercle occidentalisé de la capitale et à survivre après avoir été expulsée de ses locaux sur ordre du Kremlin. Devant cette absence de perspectives, les personnalités des médias songeraient de plus en plus à émigrer.

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