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En Russie, une grandiose fête de la Victoire au goût amer

C'est le 9 mai 2015 que la Russie célèbre la victoire sur les nazis. Ce 70e anniversaire, qu'elle voulait exceptionnel, ne s'annonce pas sous les auspices les plus favorables pour Vladimir Poutine. Sur fond de conflit en Ukraine, de guerre froide recommencée avec l'Europe et les Etats-Unis et de restalinisation à domicile, la fête a cette année un goût amer.
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Répétition sur la place Rouge de Moscou, le 7 mai 2015, pour la parade russe de la Victoire du 9 mai 1945 sur l'Allemagne nazie. ( REUTERS/Grigory Dukor)

«Poutine seul sur sa place Rouge», titre le JDD. Vingt chefs d'Etat seulement seront présents au défilé du samedi 9 mai 2015, sur les soixante-huit conviés à l'événement. Quelle différence avec 2010, quand l'armée russe avait défilé à Moscou pour la première fois avec des troupes françaises, britanniques, américaines et polonaises…

Même Kim Jong-un, le leader nord-coréen dont le Kremlin avait communiqué la présence avec quelque fierté, n'en sera pas. Alexis Tsipras, dont la présence annoncée pouvait s'expliquer par la recherche d'un soutien financier de la Russie, non plus. Si le Kremlin peut compter sur Xi Jinping, le président chinois, le chef de l’Etat égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, le vénézuélien Nicolas Maduro et surtout le président cubain Raul Castro, les représentants des grandes démocraties boudent l'événement.

Certains voisins aussi : le chef d'Etat polonais considère la place Rouge «inondée de chars» comme «le symbole de l'instabilité du monde actuel». La Pologne organise sa propre commémoration à Gdansk le 8 mai. L'Ukraine, en conflit avec la Russie et en pleine «désoviétisation», a évidemment pris la décision de ne pas commémorer le 9 Mai  l'est du pays faisant exception : à Izioum, par exemple, cette date restait l'an dernier, en pleine guerre, la fête la plus importante.

La venue du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, accompagné de la directrice générale de l’Unesco, Irina Bokova, après un passage à Gdansk et à Kiev, en Ukraine, ne masquera pas la défection de Barack Obama, François Hollande ou Angela Merkel. Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius sera tout de même reçu au Kremlin, et la chancelière allemande rencontrera Vladimir Poutine le lendemain – au sujet de l'Ukraine.

C'est bien l'Ukraine et l'engagement russe au côté des séparatistes du Donbass et de l'est du pays qui motivent le refus des chefs d'Etat d'assister à la parade sur le place Rouge – pas question de cautionner par leur présence une démonstration de puissance militaire particulièrement importante cette année. Au programme notamment, la présentation du nouveau char russe Armata, communique Spoutnik, l'agence de presse du Kremlin.

Nouveau char T-14 Armata, vedette de la parade sur la place Rouge. (REUTERS/Grigory Dukor)


Des festivités militaires somptuaires
«Les troupes qui ont attaqué l'Ukraine vont défiler sur la place Rouge», tweete grani.ru, site de l'opposition. «Cette démonstration de force a des vertus politiques indéniables pour le régime», analyse Christophe Barthélémy dans son blog hébergé par Mediapart : «présenter la Russie (et non l’URSS) comme le grand (et parfois le seul) vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et comme un pays "forteresse" qui sait résister à ses envahisseurs.» Et surtout comme «le» vainqueur du nazisme, contrairement à l'Ukraine dont la Russie instrumentalise sans complexe le passé en partie collaborationniste. Dans cette logique, les «Loups de la Nuit», cette «meute» dont le chef est un proche de Vladimir Poutine et l'un des fondateurs du mouvement «Antimaïdan», peuvent donc déferler à moto sur Berlin et se réclamer de l'Armée rouge.

Pour cette parade militaire exceptionnelle, les dépenses du gouvernement ont été à la hauteur : 28,5 milliards de roubles (environ 507 millions d'euros) au total, dont 12 milliards (2,1 Md€) en équipement militaire, 7 milliards (1,2 Md€) pour l'aide aux vétérans, et 400 millions (7 M€) rien que pour «chasser les nuages» à l'iodure d'argent depuis des avions… Des défilés grandioses ont lieu dans les grandes villes du pays, et environ 15 000 personnes étaient attendues rien que dans la capitale. Dans un autre registre, une amnistie de masse a été décrétée par le gouvernement : 60 000 détenus libérés.

Depuis que le 7 novembre, qui célébrait l'insurrection d'Octobre, n'est plus férié, «la Russie était orpheline de fête nationale et défilé militaire, explique Christophe Barthélémy, d’où cette commémoration cultuelle de la Grande Guerre patriotique». Elle date de Brejnev, «mais chaque année le régime actuel en fait de plus en plus, ainsi en 2008 les armements lourds ont commencé à défiler». Depuis le mois d'avril, les badauds moscovites ont même pu croiser des tanks en répétition nocturne…

Une bonne «Guerre patriotique» pour achever de souder l'opinion
La «Grande Guerre patriotique», comme les Russes appellent la Seconde Guerre mondiale, est un thème sacré aux yeux des autorités. Le ministre de la Culture, par ailleurs président de la Société russe d'histoire militaire, s'en est emparé avec zèle. Il a ainsi interdit la sortie en Russie du film américain Enfant 44, jugé non conforme à la vérité historique souhaitée par Moscou. Et l'autocensure devance parfois ses désirs... A cause d'une loi mémorielle votée en 2014, interdisant notamment la «propagande nazie», des libraires de Moscou ont ainsi préféré retirer de leurs rayons Maus, la bande dessinée d'Art Spiegelman racontant la Shoah, qui porte une croix gammée sur sa couverture.

Ce monument lourd de la commémoration a aussi son versant culturel. Festivals, expos officielles inaugurées en grande pompe par le très patriote ministre de la Culture Vladimir Medinski ou photos dans le métro de Moscou... Dans le même temps, d'autres musées ferment, pour avoir exposé des clichés britanniques et américains, dont certains signés Robert Capa.

Pour la population, le 9 Mai cristallise la crispation d'une société qui se sent mise au ban au plan international en raison de la politique de Vladimir Poutine, sauveur d'une grandeur nationale perdue suite à la Perestroïka. Une journaliste du (pro-Kremlin) Courrier de Russie s'offusque de la «lecture de l’Histoire et de l’actualité [qui] domine aujourd’hui chez les chercheurs et les journalistes occidentaux». Et de singer cette «lecture» de manière très réaliste: «Voilà des années [que les Russes] ne peuvent plus s’enorgueillir de réalisations remarquables, et tout ce qui leur reste, c’est de s’accrocher pitoyablement à leurs anciennes victoires. [...] un écran de fumée [pour cacher] leurs crimes et ceux de leurs dirigeants (à titre d’exemple, le massacre de masse d’officiers polonais à Katyn, en 1940, par le NKVD), [...] pour justifier, au lieu de se repentir, toutes les atrocités du régime stalinien, puis leur occupation de l’Europe de l’Est.» Pour l'opinion russe, de tels arguments sont injustes car la période «fut un moment de l’Histoire où un grand nombre de nations, entre la vie et la liberté, ont choisi la vie. Les Russes ont choisi la liberté et sont morts pour elle – 26 millions d’entre eux, pour être exact», poursuit l'article.

Ces lourdes pertes expliquent l'attachement viscéral à cette mémoire de la Grande Guerre patriotique : pas une famille qui n'ait été endeuillée – Poutine lui-même y va de ses souvenirs de récits parentaux. Le 9 mai, pour les Russes, reste une date très importante symboliquement, un peu l'équivalent du 14-Juillet en France, et l'événement mobilise sans peine la population. Lâcher de ballons en hommage aux femmes combattantes, flasmobs un peu partout dans le pays, en forme de ruban de Saint-Georges orange et  noir comme à Toula, enfants en uniforme, cartes postales kitsch… Et une «incroyable ferveur» photographiée et tweetée par le correspondant de l'AFP Paul Gypteau.


Un sentiment d'offense que masquent mal les réactions officielles
Les réticences occidentales irritent donc beaucoup les Russes, qui y voient un manque de respect, voire de gratitude. Si le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, fait semblant de croire que l'absence des dirigeants «de certains pays» n'est «pas un problème» (lien en russe), une position officielle sur laquelle campent fermement les médias pro-pouvoir, l'absence de François Hollande et d'Angela Merkel a tout de même été critiquée, notamment par le ministre de la Culture. Le Kremlin préfère minimiser l'importance des absents du 9 mai, et affirme que la plupart des pays comprennent le rôle de l'URSS dans la victoire sur le nazisme.

Or un sondage Ifop vient de montrer que le sentiment de gratitude de l'Europe à l'égard de l'Union soviétique pour son rôle dans la Seconde Guerre s'estompe, notamment en France. À la question : «Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1945 ?», 54% des sondés de 2015 répondent : «Les Etats-Unis». En mai 1945, 57% citaient l’URSS, contre 20% pour les Américains. Un glissement dû à une méfiance croissante envers la Russie ?

Selon Vladimir Chizhov, ambassadeur de la Russie auprès de l'Union européenne, «le nombre de civils tués pendant le siège de Leningrad, entre septembre 1941 et janvier 1944, dépasse à lui seul le nombre total de soldats américains et britanniques tombés pendant toute la guerre. Pourtant, la plupart des étudiants occidentaux n'ont pas conscience de l'engagement russe».

«Retour de l'ignorance et de l'incompréhension de l'Histoire»
Côté russe, un sondage du Centre Levada indique qu'une part croissante de la population voit dans le comportement de la France et de la Grande-Bretagne l'une des causes de la Seconde Guerre mondiale, tandis qu'ils sont deux fois moins nombreux qu'il y a dix ans à en attribuer la responsabilité au pacte germano-soviétique. Nikita Petrov, historien à l'ONG Memorial, s'alarme de cette perception historique en pleine dérive, rapporte le JDD.

En France, si l'extrême droite crie sans surprise à l'affront à la Russie de Vladimir Poutine, un certain nombre de voix s'inquiètent du fossé qui s'élargit entre l'Occident et la Russie, rappelant que le président russe n'a pas daigné assister aux cérémonies d'anniversaire de la libération d'Auschwitz. L'économiste Jacques Sapir aurait trouvé «normal, juste, que, au-delà des conflits qui peuvent opposer les dirigeants français et russes, le Président français, ou à tout le moins son Premier-ministre, se rende à Moscou pour le 9 mai».

Mikhaïl Gorbatchev, dernier président de l'Union soviétique, «déplore un manque de respect pour les peuples de l'ex-URSS», rapporte l'agence Spoutnik. Fallait-il aller à Moscou ? Oui, répond le quotidien le Monde qui, dans un éditorial, estime lui aussi que «les Russes ont raison de pointer la manière dont les Occidentaux, notamment les Européens, sous-estiment trop souvent le rôle de l’Armée rouge dans la victoire sur les nazis».

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