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Art et activisme en Russie: les précurseurs de Voïna s'exposent à Beaubourg
L'exposition «Kollektsia» au Centre Pompidou rassemble des œuvres et documents d'artistes et collectifs russes et soviétiques «du Dégel à nos jours». Certains de ces artistes méconnus en Occident ont inspiré les activistes artistiques de la Russie de Poutine, le groupe Voïna et bien d'autres. Coup d'œil sur une tendance pas si récente, mais très actuelle.
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Au Centre Pompidou, une donation de quelque 250 œuvres retrace une quarantaine d'années d'art contemporain, du Dégel engagé par Nikita Khrouchtchev dès 1954 à la Perestroïka. Kollektsia (vidéo) expose une liberté d'expression nouvelle, mais aussi les limites qu'elle rencontre, sa confrontation avec le pouvoir et une multiplicité de tactiques subversives. Un petit panorama de l'underground soviétique et post-soviétique. Les dernières salles mettent en avant des collectifs d'artistes presque inconnus en Occident dont les «artivistes» – l'«artivisme» (webdoc) vise à faire prendre conscience de problèmes politiques à travers la création artistique – de la Russie de Poutine sont les héritiers.
En 1962, le Dégel a fait long feu : l'exposition du Manège est interdite pour cause d'œuvres «non conformistes», non conformes aux canons du réalisme socialiste. La Stagnation des années Brejnev n'améliore pas le tableau. En marge de l'art officiel, encadré par l'Union des artistes, se développe souterrainement un art non officiel. Pour subvertir le morne paysage soviétique, tous les moyens sont bons, et ils seront même théorisés.
Détournements spectaculaires des codes graphiques de la propagande du réalisme socialiste – c'est le sots-art, sorte de pop art soviétique, populaire en Occident –, qui mixe art «officiel» et «non officiel».
Ou encore élucubrations poétiques, littéraires et visuelles sous forme de happenings délibérément absurdes – c'est l'école du «conceptualisme moscovite». Une tendance discrètement railleuse qui continue à faire des émules remuants et médiatiques. Les membres du groupe Voïna revendiquent cette influence, les Pussy Riot avec eux. Et bien d'autres, pas seulement à Moscou : le Cavalier bleu, les Monstrations de Novossibirsk, les Petits Seaux bleus… des collectifs qui marient l'absurde et la contestation politique dans le même (mauvais) esprit.
Les conceptualistes moscovites, poètes et performeurs
Le père de l'école conceptualiste moscovite, Ilya Kabakov (lien en anglais), se rendra célèbre pour ses installations dans le cadre très soviétique d'appartements communautaires. Dans un Moscou en pleine Stagnation où la culture prolétarienne est reine, il est temps de réaffirmer la place du langage et la primauté de la littérature. Andreï Monastyrski et son groupe «Actions collectives» planifient 124 événements interactifs mêlant art plastique, textes littéraires et théâtre. Ces «voyages esthétiques», souvent hors de la ville pour échapper à la censure, seront fixés par des séries de photos, et à partir d'elles les membres du groupe produisent des textes. Les spectateurs, invités par courrier, ont rendez-vous dans les champs ou dans les bois.
Kollektsia réserve une salle aux vidéos, installations et «versogrammes» du poète, dramaturge, sculpteur... Dmitri Prigov (interview). «Dans ses textes poétiques et ses pièces caractérisés par l’utilisation du langage quotidien, les bureaucratismes et les soviétismes, l’idiotie et l’absurde deviennent une vision existentielle et un programme esthétique», écrit le Courrier de Russie, qui lui consacrait un portrait à sa mort, en 2007. Ses projets consistaient par exemple à écrire un poème par mois pour les 2.000 dernières années, soit 24.000 poèmes, ou à téléphoner aux musiciens de l’ensemble Opus Post en train d'interpréter les Quatre Saisons de Vivaldi pour leur demander d’effectuer le contrôle technique de sa voiture.
Poésie et performance, un mélange détonant qui finira par faire interner Prigov, l'un des «maîtres» et amis du groupe Voïna. Si les visées du collectif anti-Poutine semblent à première vue plus politiques que poétiques, Arthur Larrue, un jeune écrivain français qui a passé 91 jours à leurs côtés, décrit son fondateur, Oleg Vorotnikov, comme «quelqu'un de très fin et de très cultivé, il illustre toujours ses propos avec des citations. C’est un véritable poète, capable de citer des pages entières de Maïakovski et de Brodski. Il a un rapport très artistique à la vie».
Des actions dans le métro de Moscou
Pour célébrer les funérailles de Dmitri Prigov, le groupe Voïna organise un festin dans un wagon du métro de Moscou le 24 août 2007. Mais bien sûr, ce n'est pas non plus Voïna qui a inventé les actions dans le métro : Mukhomor («Tue-mouche»), un autre collectif soviétique un peu plus tardif, y a passé la journée du 28 octobre 1979, à la rencontre des Moscovites.
Mukhomor ou Yuri Albert font partie de la seconde génération conceptualiste de la fin des années 1970. A la Perestroïka, d'autres formes, d'autres collectifs émergent, l'intention se fait plus politique : le collectif ukrainien Pertsy («les Piments») détourne des données statistiques dans des œuvres à base d'ustensiles quotidiens et peint des scènes absurdes sur des mouchoirs de détenus. Les Nécroréalistes de Leningrad filment l'enterrement d'une Russie zombifiée – en 2011, dans le cadre des Monstrations de Novossibirsk, une marche des Zombies sera interrompue par les autorités...
La disparition du langage
Dans les années 1990, «le conceptualisme moscovite trouve une reconnaissance et un développement inattendu», écrit Isabelle Desprès dans la revue Ilcea. «Ce langage de l’absurde et de la dérision, minoritaire et peu représentatif dans les années 1970 et 1980, devient brusquement le seul capable d’exprimer la crise, c’est-à-dire la disparition du discours, la confusion des valeurs.»
C'est dans ces années-là qu'Oleg Kulik fait scandale avec sa performance le Chien fou. Nu et en laisse, il se jette dans la foule, sur les voitures, pour montrer l'effondrement... de l'Union soviétique, mais surtout du langage. «On avait l'impression de perdre notre langue, de redevenir des animaux. On entrait dans une période sauvage», dit-il dans le portrait que consacre aux «artivistes russes» un webdoc paru sur le site du Soir belge.
Le retour de l'«affirmation subversive»
Depuis les années 2000, qui coïncident avec l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, le développement d'Internet et des réseaux sociaux donne une nouvelle visibilité aux performances de rue. L'interdiction de manifester décuple l'imagination des «artivistes»... qui reprennent le flambeau des conceptualistes et leurs tactiques d'«affirmation subversive».
L'exemple le plus parlant est sans doute celui-ci : le 1er avril 2000, des anarchistes moscovites de «l’Unique Parti de la Fédération de Russie» organisent un piquet avec pour slogans «Poutine sur le trône!» ou «Poutine est notre tsar!». Vous en trouverez bien d'autres dans cet article de la revue Cairn.info, «Les protestations spectaculaires dans la Russie contemporaine»...
A ne pas manquer dans les prochains mois, des rencontres avec les artistes russes exposés, organisées par le Centre Pompidou.
Le 4 novembre 2016 à 19h : AES+F et Yuri Avvakumov
Le 1er décembre à 19h : Ekaterina Degot (critique d'art) et Yuri Albert
Le 7 décembre à 19h : Andrei Monastyrsky et Vadim Zakharov
L'exemple le plus parlant est sans doute celui-ci : le 1er avril 2000, des anarchistes moscovites de «l’Unique Parti de la Fédération de Russie» organisent un piquet avec pour slogans «Poutine sur le trône!» ou «Poutine est notre tsar!». Vous en trouverez bien d'autres dans cet article de la revue Cairn.info, «Les protestations spectaculaires dans la Russie contemporaine»...
A ne pas manquer dans les prochains mois, des rencontres avec les artistes russes exposés, organisées par le Centre Pompidou.
Le 4 novembre 2016 à 19h : AES+F et Yuri Avvakumov
Le 1er décembre à 19h : Ekaterina Degot (critique d'art) et Yuri Albert
Le 7 décembre à 19h : Andrei Monastyrsky et Vadim Zakharov
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