Hezbollah, socialisme et pull de grand-mère : Jeremy Corbyn, le travailliste qui réveille la gauche britannique
Parti en outsider, ce député pourfendeur de l'austérité et admiré pour son honnêteté, est devenu samedi le futur leader du Parti travailliste. Une élection qui terrorise l'establishment.
"A travers le pays, les gens se disent : 'Jeremy Corbyn est candidat. Le Labour nous écoute enfin !'" L'éditorialiste britannique qui tweetait cette remarque, le 15 juin dernier, était ironique. La suite lui a, bien malgré lui, donné raison. Déjouant tous les pronostics, celui qui se revendique fièrement "socialiste", âgé de 66 ans, a été largement élu samedi 12 septembre à la tête du Parti travailliste britannique. Cette victoire consacre la surprenante ascension de ce radical, eurosceptique et farouche opposant des politiques d'austérité.
Pour les sondeurs comme pour les bookmakers, les jeux étaient faits : Jeremy Corbyn devait l'emporter face à ses trois rivaux, Andy Burnham, Yvette Cooper et Liz Kendall, plus jeunes, plus conventionnels, et moins à gauche. Portrait de celui dont la victoire ferait risquer "l'annihilation" à son parti, selon les mots de l'ancien Premier ministre Tony Blair, cité par le Guardian.
"Jez we can !" scandent ses supporters
Il s'en est pourtant fallu de peu pour qu'il ne puisse même pas se présenter. Le député a déposé sa candidature à la toute dernière minute, en juin dernier. En manque de parrainages, il a finalement reçu l'aide d'une quinzaine de parlementaires qui ne le soutiennent pas, mais souhaitaient que les idées antiaustérité soient représentées lors du scrutin, face à trois adversaires plus modérés. A l'époque, les éditorialistes de gauche accueillent la nouvelle avec un mélange d'amusement et de consternation. Le Guardian le présente comme un sympathique second couteau, dont le principal objectif sera de dépasser le score piteux (7%) de la candidate de l'aile gauche lors de la précédente élection interne.
Deux mois plus tard, c'est la "Corbynmania". Chez le bookmaker Ladbrokes, dont les cotes sont aussi scrutées que les sondages en Grande-Bretagne, on lui donne aujourd'hui une chance sur deux de l'emporter, contre une sur 100 quand il s'est lancé. Mais c'est surtout la ferveur de ses partisans qui impressionne. "Après avoir assisté à un meeting de Jeremy Corbyn, on a presque pitié pour les autres candidats", raconte le Guardian. A Middlesborough, ses supporters, qui le surnomment Jez, lui offrent une standing ovation aux cris de "Jez we can !" Quand Vice UK le suit à Norwich, la salle prévue pour 400 personnes en accueille finalement le double. Une fois son discours terminé, le candidat sort pour en faire le résumé, en dix minutes et sans notes, à la foule qui n'a pas pu entrer. A Londres, il a fait de même, mais perché sur un camion de pompiers.
"Il est tellement démodé qu'il en devient cool"
Parmi ses fans, il y a des vieux activistes et militants de l'aile gauche du parti, qui pensent tenir leur revanche sur les années Tony Blair, mais pas seulement. Jeremy Corbyn, qui aura 70 ans pour les prochaines élections législatives et deviendrait, s'il l'emportait, le plus vieux Premier ministre depuis 1855, séduit aussi les jeunes britanniques, sensibles à son charme vintage. "Il est tellement démodé qu'il en devient cool", explique au Guardian un spectateur de 22 ans à l'un de ses meetings londoniens. Pour lui, Jeremy Corbyn n'est pas "un vieux gauchiste timbré comme le présentent les médias". Ses plaidoyers pour l'entraide et la redistribution des richesses ne sont pas, pour son jeune supporter, la résurgence d'idées dépassées : il les compare à cette nouvelle "économie du partage" popularisée par internet, qui sert d'argument marketing à des entreprises comme Airbnb ou Uber.
Jeremy Corbyn porte une barbe blanche et des chemises un peu défraîchies. Hors de la politique, il se détend en confectionnant des confitures et se passionne pour les trains, raconte The Independent. Dans cette vidéo, exhumée par la BBC, celui qui n'est alors qu'un jeune député montre fièrement son pull tricoté par sa maman, en réponse aux critiques d'un Tory (conservateur) qui le jugeait trop débraillé. Il fait de sa modestie un argument politique : le Parlement "n'est pas un défilé de mode, ce n'est pas un club de gentlemen (...), c'est un lieu où le peuple est représenté." Son look lui attire toujours les sarcasmes : il a été élu cinq fois "plus belle barbe du Parlement", un record.
"Je crois Jeremy Corbyn sur toute la ligne"
C'est son image d'homme simple et honnête qui plaît. A la sortie d'un de ses meetings, auquel s'est rendu le Guardian, une spectatrice compare son discours à celui d'Andy Burnham, son principal rival dans les sondages : "J'avais vraiment envie de croire ce que disait Burnham, mais ce n'était pas le cas. Alors que j'ai cru Jeremy Corbyn sur toute la ligne." "Ce n'est pas ma campagne, c'est notre campagne", assure ce dernier, qui préfère s'effacer derrière les idées – il ne voulait même pas être candidat avant que ses camarades ne le poussent à se lancer. Une attitude qui lui permet de surfer sur le rejet des politiciens traditionnels, comme peuvent le faire Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne. Il est aussi, de loin, le candidat favori des électeurs du parti populiste de droite Ukip dans les sondages, ce qui le réjouit sans doute moins.
Corbyn est élu du quartier d'Islington, à Londres, l'un des plus déshérités d'Angleterre, et la pauvreté est au centre de ses discours. "Le rôle intemporel du Labour Party est de s'élever contre l'injustice, où qu'elle se trouve", clame le candidat sur son site internet. "Il est l'un des seuls politiciens qui semble reconnaître les profondes inégalités qui existent dans ce pays, et avoir un problème avec ça", résume Charlotte Church, une chanteuse de 29 ans dont le post de blog de soutien à Corbyn a été partagé plus de 3 000 fois sur Facebook. Ce réalisme séduit particulièrement la jeune génération, qui peine à trouver sa place sur le marché du travail, et a le sentiment de ne pas être entendue par les politiques.
De toutes les rébellions, contre la guerre et contre la reine
Corbyn promet notamment la fin des frais de scolarité pour les étudiants, qui ont considérablement augmenté sous David Cameron, qu'il veut financer en taxant les entreprises. Il défend l'Etat providence et le système de santé contre les coupes budgétaires, veut renationaliser les chemins de fer, et entend financer cette fin de l'austérité par la hausse des impôts pour les plus riches et la lutte contre l'évasion fiscale. Autant de positions qui sont approuvées par la majorité des Britanniques. Son seul désaccord profond avec l'opinion publique : il est convaincu des bienfaits de l'immigration pour l'économie.
Entré en politique par le syndicalisme, Jeremy Corbyn est un indigné de la première heure. "Vous saviez que, dès qu'il y avait une rébellion, Jeremy en était", se souvient un ex-ministre dans The Independent. "Dans un sens, c'était pratique qu'il soit si prévisible, il n'y avait jamais de surprise." Au Parlement, il n'hésite pas à interpeller la Première ministre Margaret Thatcher, qu'il trouve trop avare avec les sans-abri. Mais il a aussi voté 533 fois contre son propre parti, et a un jour demandé à Tony Blair d'expulser la reine de Buckingham Palace, rappelle le quotidien. Membre d'Amnesty International et de l'association Stop the War, il est surtout de toutes les manifestations contre les dictatures et pour la paix dans le monde : un des points principaux de son programme est le renoncement à l'arme nucléaire.
Un fan de Chavez aux amitiés parfois critiquées
Cette vision du monde très tranchée est aussi son premier talon d'Achille en politique. Les tabloïds, très anticommunistes, se délectent d'une photo où il pose, bras dessus, bras dessous, avec l'ancien dirigeant vénézuélien Hugo Chavez.
I just discovered this picture of Corbyn and Chavez. When you thought you couldn't love the man any more <3 ¡Viva! pic.twitter.com/E4lGY09590
— Sayed Umaar (@UmaarKazmi) July 23, 2015
Il s'est un jour félicité d'accueillir au Parlement "nos amis du Hezbollah", "nos amis du Hamas" – Corbyn est un fervent défenseur de la cause palestinienne – n'ayant pas pu faire le voyage. La phrase, immortalisée sur YouTube, hante sa campagne, tout comme ses liens passés avec l'association pro-palestinienne Deir Yassin Remembered, dont le président est accusé de négationnisme. Dimanche 16 août, l'ancien Premier ministre travailliste Gordon Brown s'est inquiété du futur des relations entre le Labour et le reste du monde, une attaque à peine voilée contre Jeremy Corbyn.
Mais les politiques travaillistes, qui sont nombreux à s'être publiquement inquiétés des conséquences d'une victoire de Jeremy Corbyn, ont moins peur pour sa politique étrangère que pour l'avenir du parti. C'est Tony Blair qui a le mieux résumé ce sentiment dans les colonnes du Guardian, dans une tribune intitulée "Même si vous me détestez, ne faites pas sauter le Labour de la falaise". Il explique que, si Corbyn l'emporte, le parti ne risquera pas la défaite ni la déroute lors des prochaines élections, mais bien l'annihilation. Il questionne également la loyauté envers le Labour des électeurs de Corbyn, en particulier ceux qui se sont inscrits dans le seul but de voter pour lui : le nombre d'adhérents du parti a quasiment doublé après les dernières élections. Certains de ces supporters ont dénoncé une "purge" du Labour après s'être vu refuser l'adhésion, au motif qu'ils ne soutenaient pas "les objectifs et les valeurs" du parti, raconte The Independent. La plupart ne cachaient pas avoir voté pour les Verts en mai dernier.
"Nous serions écartés du pouvoir pour une génération"
Après la victoire des Tories, surnom des conservateurs, aux législatives de mai dernier, c'est le relatif virage à gauche d'Ed Miliband qui était mis en avant pour expliquer sa défaite. Ce n'est pas un socialiste assumé comme Jeremy Corbyn qui permettra au Labour de reconquérir le centre, martèlent ses nombreux opposants. Les conservateurs semblent du même avis : quand sa popularité a commencé à décoller, en juin, des Tories ont lancé le hashtag #ToriesforCorbyn, appelant à voter pour le candidat dans l'espoir de torpiller leur adversaire. Si Jeremy Corbyn l'emportait, "nous serions écartés du pouvoir pour une génération", résume une autre candidate, Liz Kendall.
Pourtant, la déroute infligée par le Scottish National Party en Ecosse montre aussi que, pour une partie de l'électorat, le Labour est plutôt trop à droite. Le plus dur ne fait que commencer pour Jeremy Corbyn, qui devra apprendre l'art du compromis pour diriger un parti dans lequel ses soutiens sont rares. "Quoi qu'il arrive, il sera entraîné vers le centre", reconnaît sa jeune supportrice Charlotte Church. Mais, pour elle, ce n'est pas le plus important : "Il aura aussi galvanisé de nombreuses parties de la société."
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