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L'obscur financement des associations de lutte contre la radicalisation

Alors qu'un rapport sénatorial rendu public ce mercredi juge sévèrement la politique de déradicalisation menée en France, franceinfo se penche sur la nébuleuse d'associations subventionnées dans ce cadre.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Depuis 2015, une centaine de structures sont financées pour lutter contre la radicalisation en France.  (ANSELME CALABRESE / FRANCE INFO)

Des deniers publics pour lutter contre la radicalisation envoyés... en Syrie. Ce paradoxe, soulevé par la récente mise en examen de parents membres d'une association, soupçonnés d'avoir détourné des subventions pour envoyer de l'argent à leurs enfants jihadistes, relance le débat sur la gestion de ces structures. Ce n'est pas la première fois qu'une d'entre elles est épinglée pour des raisons financières. En mars dernier, Sonia Imloul, responsable d'une cellule de "déradicalisation" en Seine-Saint-Denis, a été condamnée à quatre mois de prison avec sursis pour détournement de fonds publics. Elle a reconnu avoir agi pour régler des dettes personnelles. En mars 2016, C'est Dounia Bouzar, la figure "désembrigadement" du gouvernement, qui a renoncé aux subventions de l'Etat après avoir été vivement critiquée pour son manque de résultats au vu des sommes octroyées depuis 2014 - près de 900 000 euros.

"Il va falloir combien de pépins de ce genre pour que l'Etat se mette enfin à contrôler l'usage qui est fait de ses subventions", souffle la sénatrice UDI Nathalie Goulet. Amendement fin 2015, proposition de loi fin 2016... L'élue ne cesse d'interpeller l'exécutif pour qu'un audit soit mené sur les fonds publics attribués à la lutte contre la radicalisation depuis deux ans. Dernière démarche en date : un mail adressé le 30 juin 2016 à l'actuel président de la commission des finances du Sénat, Albéric de Montgolfier (Les Républicains), dont franceinfo a pu consulter une copie. Nathalie Goulet sollicite un "contrôle sur pièces et sur place du budget du Comité interministériel contre la délinquance et la radicalisation (CIPDR)"

Dans un rapport rendu mercredi 12 juillet, ses collègues sénatrices Esther benbassa (EELV) et Catherine Troendlé (Les Républicains) préconisent un "cahier des charges" national pour la sélection des organismes oeuvrant en matière de prévention de la radicalisation, afin de "systématiser l'évaluation du contenu des programmes financés et réduire progressivement leur nombre de sorte à opter pour la qualité plutôt que la quantité".

Un budget exponentiel depuis trois ans

Le budget consacré à la lutte contre la radicalisation a explosé depuis la vague d'attentats en France. Objectif : matérialiser la réactivité des autorités, au risque d'aller trop vite dans le déblocage des sommes allouées. Au lendemain de l'attaque terroriste contre la rédaction de Charlie Hebdo, en janvier 2015, le fonds interministériel de la prévention de la délinquance a perçu 60 millions en trois ans pour prévenir la radicalisation, devenant ainsi le FIPD"R". Son enveloppe est ainsi passée de 55 millions d'euros en 2013 et 2014 à plus de 70 millions d'euros en 2015 et 2016.

En 2017, le montant a encore augmenté : 123 millions d'euros. Le FIPDR a reçu des crédits supplémentaires pour la sécurisation des établissements scolaires ainsi que la mise en place des très contestés centres de déradicalisation, rebaptisés "de réinsertion et de citoyenneté", dont la première et unique structure de Pontourny (Indre-et-Loire) est aujourd'hui vide et en sursis. Esther Benbassa et Catherine Troendlé demandent sa fermeture dans leur rapport.

Pour ce qui est de la prévention de la radicalisation sur le reste du territoire, le budget est passé de 8,6 millions d'euros en 2015 et 2016 à 15 millions en 2017. "Sur ces 15 millions, neuf sont destinés aux préfectures, dont trois millions sont réservés aux plans de lutte contre la radicalisation annexés aux contrats de ville", détaille-t-on au CPIDR, qui fixe les orientations et coordonne l’utilisation des crédits de ce fonds. 

Une centaine d'associations financées

Dans ce budget croissant, il est difficile d'estimer le volume et la répartition des subventions accordées aux associations lancées dans la prévention de la radicalisation islamiste. Ces dernières peuvent être financées par l'Etat (ministères, administrations), des établissements publics et des collectivités territoriales (villes, départements, régions), sur demande ou sur appel d'offres. Si l'on regarde le jaune budgétaire, ce document annexé chaque année au projet de loi de finances qui liste les subventions aux associations, on voit clairement apparaître une centaine d'organismes entre 2014 et 2015. 

Associations culturelles et sportives, centres de réinsertion, compagnies de théâtre (Le 13e cri à Lyon), missions locales, éditeur (Le Goûteur chauve), festival (Le livre à Metz)... Les structures sont diverses et variées et leur mission d'origine peut sembler loin de la problématique. Pour certaines, le montant alloué est symbolique, axé sur des actions de formation. Pour d'autres, il est plus conséquent, allant jusqu'à 268 000 euros pour le Service d'aide aux victimes, information et médiation à Toulouse. Le montant total octroyé en 2015 s'élève à plus de 1,5 million d'euros.

La majorité des subventions listées ci-dessus proviennent du ministère de la Justice, dont l'administration pénitentiaire. Une seule association a reçu une somme du ministère des Affaires sociales et de la Santé, dont dépendait le secrétariat d'Etat à la Famille : Syrien ne bouge... réagissons. Il s'agit en réalité de l'association Prévention familles Syrie, dont la présidente, Valérie de Boisrolin, est mise en examen dans l'affaire des deniers publics envoyés en zone irako-syrienne. Cette structure, créée fin 2015, a perçu un total de 90 000 euros de subventions. Seuls 20 000 euros sont mentionnés dans le jaune budgétaire 2015. Certes, les données 2016 ne sont pas encore disponibles. Mais certains éléments manquent à l'appel dans les fichiers 2014 et 2015.

Un financement encore opaque

Quid, par exemple, de l'association "Malgré eux", la précédente structure de Valérie de Boisrolin, créée en 2014 ? Selon nos informations, elle a perçu 15 000 euros via le FIPDR en 2015. Cette somme n'apparaît pas. Quid de l'association de Dounia Bouzar, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam, dont les statuts ont été déposés en préfecture le 15 avril 2014 ? Pas de trace des 900 000 euros si décriés.

Et pour cause. Ce jaune budgétaire, qui s'inscrit dans "une démarche de transparence de l’utilisation des fonds publics", est loin d'être exhaustif. Non seulement, il ne prend pas en compte les versements effectués dans le cadre d'un appel d'offres, mais il ne liste, jusqu'à présent, que les subventions attribuées par l'Etat, ministère par ministère. Pour chiffrer l'effort financier des établissements publics et des collectivités territoriales, il faudra attendre l'entrée en vigueur de la loi pour une République numérique, adoptée en octobre 2016. Or, les subventions accordées par le FIPDR au titre de la lutte contre la radicalisation étaient gérées juqu'au 30 décembre 2015 par l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (Acsé), un établissement public, rebaptisé Commissariat général à l'égalité des territoires.

Selon le rapport 2015 de l'association de Dounia Bouzar, publié début 2016, c'est l'Acsé qui lui a accordé la quasi totalité de ses fonds, avec l'aval du CIPDR. Dont 595 300 euros dans le cadre d'un appel d'offres. Des chiffres confirmés par l'agence auprès de franceinfo. 

Pour centraliser et rendre plus visible "l’effort financier de l’Etat en matière de lutte contre le terrorisme", les députés Patrick Mennucci (PS) et Eric Ciotti (Les Républicains) préconisaient, dans un rapport rendu public en juin 2015, la création d'un jaune budgétaire dédié, dans lequel "les crédits seraient présentés chaque année par ministère, par mission et par programme". Sans aller jusque-là, le jaune budgétaire 2016, disponible à l'automne, devrait être plus complet, le ministère de l'Intérieur et le CIPDR ayant récupéré la gestion des fonds du FIPDR. 

Dans leur rapport d'étape rendu public en février 2017, les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé pointaient un "'gouffre à subventions' ou un 'business de la déradicalisation' ayant attiré certaines associations venues du secteur social en perte de ressources financières du fait de la réduction des subventions publiques".

Moins d'associations, plus d'"acteurs sociaux"

Résultat, "certaines personnes ont pu être dirigées vers des personnes ou des associations non compétentes, qui ont voulu profiter d’une manne financière""Il faut rationaliser les subventions accordées aux associations en matière de lutte contre la radicalisation, avec un cahier des charges et des évaluations tous les ans", complète Ester Benbassa auprès de franceinfo. Et la sénatrice de comparer avec l'échec de la politique de la ville dans les années 1970 : "On a accordé des subventions à tour de bras et on a vu le résultat, rien." Une mère dont le fils est mort en Syrie, ex-membre de l'association Syrie prévention familles, abonde : 

L'Etat s’est dédouané de l’aide aux familles, les associations s’en sont emparées.

Une ex-membre de l'association Syrie prévention familles

à franceinfo

Du côté du CIPDR, on fait valoir que "depuis la fin de l’année 2016, le comité interministériel s’est doté d’une mission d'évaluation et de programmation dans l’objectif, précisément, de prévenir ce genre de détournement et de mieux contrôler et évaluer les actions engagées". L'association Syrie prévention familles n'avait pas vu ses crédits renouvelés en 2017, faute, selon le CIPDR, de transparence sur ses activités.

Dans l'entourage de la secrétaire générale du comité, Murielle Domenach, on explique aussi que la prévention de la radicalisation n'est plus la prérogative du monde associatif. "Nous travaillons désormais en majorité avec des acteurs sociaux de droit commun (missions locales, éducateurs de rue, maisons des adolescents...) avec lesquels nous développons l'identification et la promotion de bonnes pratiques (...). Tous les pays engagés dans des démarches contre la radicalisation sont exposés à des échecs de certaines expérimentations." Trois ans après, la France dispose désormais d'un peu de plus recul. 

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