Cet article date de plus de six ans.

Business, détournement de matériels, arrangements… les conséquences de l'embargo sur la Syrie

Armes, matières premières, produits chimiques, transactions financières… Depuis 2011, un embargo vise la Syrie, mais certains intermédiaires dépassent la ligne rouge. Samedi investigations a mené l'enquête. 

Article rédigé par Philippe Reltien
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
En Syrie, des entreprises lorgnent sur l'après-guerre, au point de s'approcher très près de la ligne rouge de l'embargo et des sanctions pourtant imposés depuis 2011 (Damas en janvier 2016, illustration).       (MAXPPP)

L'embargo sur la Syrie a été décidé en 2011 par les pays membres de l'Union européenne, en réaction à la répression de Bachar al-Assad contre son peuple. Il existe aussi des sanctions des Etats-Unis et de l'ONU. Dans la liste des produits interdits à l’exportation et à l’importation, figurent les armes et les technologies pouvant servir à la répression, les matières premières comme le gaz et le pétrole, mais aussi les produits chimiques, les œuvres d’art, ainsi que toutes les transactions financières avec les banques syriennes. Pourtant, l'embargo est moins imperméable qu'il n'y paraît.

Un business autour de l'aide médicale

Des dérogations à l'embargo sont possibles pour ce qui concerne la santé, la nourriture et l’agriculture, à condition qu’il s’agisse d’une aide humanitaire justifiée. Cette aide arrive en Syrie via des agences de l’ONU et, le Croissant Rouge, qui stocke et distribue. Mais cette aide est souvent détournée de son objectif. En 2016, le journal britannique The Guardian (en anglais) révèle que huit agences de l’ONU ont distribué pour plusieurs milliards de dollars d’aide, détournés par des structures contrôlées par le régime de Damas. Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (MSF), confirme : "Quel que soit le lieu où l’on porte le regard, un interlocuteur direct a été désigné par le régime pour que l’Agence des Nations-Unies traite exclusivement avec lui."

Il n’y a plus aucun contrôle sur l’argent et les ressources qui sont fournies au pays.

Rony Brauman, ex-président de MSF

De son côté, un médecin franco-syrien, Sakher Achawi, exilé à Paris, assure que certains médicaments sont confisqués par le régime pour être revendus. "Des médicaments pour soigner le cancer sont détournés par le régime à des profits personnels. Il faut avoir une dérogation distribuée uniquement par le ministère de la Santé", affirme-t-il.

Certains de ces médicaments sont vendus. On détourne l’embargo.

Sakher Achawi, médecin franco-syrien exilé à Paris

à franceinfo

Du côté du régime syrien, on se retranche derrière le Croissant rouge syrien, qui affirme être "neutre" et "servir toute la population".   

Des parlementaires contre l'embargo culturel

Depuis mars 2012, l’ambassade de France en Syrie, ainsi que le centre culturel sont fermés. Les coopérants français ont quitté le pays. Pourtant, plusieurs lycées français continuent de fonctionner, et des volontaires franco-syriens, payés 200 dollars par mois par le régime syrien, donnent les cours au lycée français de Damas. Des parlementaires plaident pour une exception culturelle dans l’embargo, pour le retour des enseignants français en Syrie. C'est ainsi qu'à Damas, le lycée Charles-de-Gaulle n'a jamais cessé de fonctionner. C'est grâce à la réserve parlementaire en France, une enveloppe que les députés ou les sénateurs pouvaient attribuer aux associations de leur choix. Chaque année, 70 000 euros ont été versés à cet établissement scolaire. Mais la réserve parlementaire a été supprimée en août 2017. 

Certains restent pourtant actifs, comme Fabienne Blineau, conseillère à l'Assemblée des Français de l'étranger (AFE). Basée à Beyrouth, cette ancienne suppléante du député Les Républicains (LR), Alain Marsaud, soutient le lycée français de Damas par ses propres moyens. 

Depuis Beyrouth, je m’appelle 'la caravane consulaire'. À chaque fois que je viens, c’est le système D. Dans mes petits sacs, je ramène plein de choses qui peuvent être aussi alimentaires.

Fabienne Blineau, élue de l'étranger

à franceinfo

Fabienne Blineau apporte aussi des dollars ou des euros en espèces, car l’embargo interdit aussi de commercer en monnaie syrienne.

Des associations françaises dans la ligne rouge  

SOS Chrétien d’Orient, une association créée par des sympathisants du Front national, veut retaper des maisons détruites par la guerre afin de reloger des réfugiés de retour en Syrie. Anne-Lise Ramon, responsable de l’association pour la région Auvergne-Rhône-Alpes, explique mettre ce projet en œuvre "en travaillant avec l’architecte local, avec les corps de métier syriens, en privilégiant les populations déplacées". Cette association envoie également des volontaires en Syrie pour travailler. Derrière cette démarche militante, l'idée est aussi de faire fonctionner l’économie locale syrienne.

Une autre association, l'Office de commerce et d’industrie franco-syrien (Ocifs) veut créer des partenariats. Du côté français, il s'agit de recruter des PME pour aller en Syrie. Côté syrien, l'Ocifs recense les besoins qui pourraient se transformer en commandes pour les PME ou les plus grandes entreprises. Yannick Ducrot, le directeur de l’Ocifs, justifie ainsi le contexte de son action : "Engie, EDF… la réponse est commune à toutes ces multinationales : le ministère des Affaires étrangères français refuse de leur donner l’autorisation pour faire une démarche de prospection."

Un réseau européen de PME a fourni l’armée syrienne

Pour la porte-parole du Quai d’Orsay, Agnès Romatet-Espagne, le contour des rapports avec la Syrie est très clair.

Nous ne participerons à la reconstruction de la Syrie et donc au financement de cette reconstruction que lorsqu’il y aura une transition politique effective en place.

Agnès Romatet-Espagne, porte-parole du ministère des Affaires étrangères

à franceinfo

Mais dans la pratique, des entreprises européennes proposent déjà leurs services. En août 2017, à la foire de Damas, neuf d'entre elles sont présentes. Ces sociétés sont italiennes, allemandes, tchèques, anglaises et françaises. En 2010, tout un réseau européen a alimenté l’armée syrienne. Une opération menée par les services secrets français, en lien avec le Mossad, les services secrets israéliens, a découvert ce réseau. L'objectif de cette opération qui portait le nom de code, Ratafia, était de remonter la filière d’approvisionnement de l’arsenal chimique syrien. Dans cette filière, on retrouve de petites PME, y compris françaises, qui ignoraient ou non, à quoi serviraient leurs produits. Le journaliste au quotidien Le Monde, Jacques Follorou, a révélé cette affaire en publiant un article (sur abonnement) en mars 2017.  Il résume ainsi le réseau européen : "En France, mais aussi en Allemagne, des PME étaient sollicitées, mais de façon anodine, par exemple pour fournir des tubes en acier ou des lanceurs sur des camions. Mais il n’y a eu aucune enquête judiciaire."  

Des risques de détournement de drones ?  

Aujourd'hui, des drones civils de fabrication française sillonnent le ciel syrien. Ils servent à photographier les dégâts causés à des sites historiques, et notamment des lieux classés au patrimoine mondial de l’Humanité. Tout le centre de la vieille ville est concerné. C'est un travail de collaboration officielle entre une start-up française d’imagerie en 3D, Iconem, et la direction des antiquités syriennes. Cette collaboration est poussée. Il s'agit d'un transfert de toute une chaîne de compétence pour manipuler des drones, fabriquer des images et reconstituer virtuellement des monuments.

Le problème, c'est que les autorités syriennes choisissent les sites à numériser. Yves Ubellmann, archéologue et directeur de la société Iconem, le reconnaît et avance l'argument de la sécurité. "Ils décident des zones où on va agir, là où on peut aller et où on ne peut pas aller. Quand on prend une route en Syrie, si on ne fait pas attention. On peut ne pas en ressortir vivant", déclare-t-il. Mais un drone avec une caméra, c’est aussi un moyen possible d’espionnage. Jean-Luc Raynaud, réalisateur du documentaire Les derniers remparts du patrimoine, sur le trésor syrien détruit, s'inquiète de ces drones qui ne sont pas des jouets, dit-il.

Ce sont des armes de guerre, de surveillance, qui peuvent être éventuellement utilisées pour documenter un patrimoine détruit. Mais c’est accessoire. On peut voir précisément, de manière quasi irréparable, puisque les drones sont tous petits. En principe, ce n’est pas à mettre entre toutes les mains.

Jean-Luc Raynaud, réalisateur

à franceinfo

Un autre risque concerne la guerre des images et la désinformation. Quel usage des images sera-t-il fait ? Comment vont-elles être interprétées ? Existe-t-il un risque de détournement de ces drones pour la surveillance de la répression ? Face aux questions de franceinfo, l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), qui supervise ce programme, est restée muette.

Du lobbying au Conseil de l’Europe  

Depuis le début de la guerre en Syrie, les Russes ont tout fait pour desserrer l’étau de l’embargo, y compris du lobbying dans les couloirs des assemblées européennes. Le constat a été fait récemment avec un scandale au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Le chef de cette assemblée parlementaire, l’Espagnol Pedro Agramunt s’est rendu à Damas dans l’avion privé d’un haut responsable russe sans prévenir le Conseil de l’Europe. Face au scandale, il a dû démissionner en octobre 2017. Il a ensuite été décoré par le Kremlin. Une commission d’enquête a été créée au sein du Conseil de l’Europe car Pedro Agramunt n’est pas le seul parlementaire mis en cause. Pour Gerald Knauss de l’ONG allemande ESI, il existerait tout un réseau de corruption, en lien avec des pays producteurs gaziers et pétroliers. Il fait ce constat : "Curieusement, les personnes qu’on trouve dans ce réseau sont les mêmes qui sont conciliants avec l’Azerbaïdjan sur les droits de l’Homme, qui ont des liens étroit avec le Kremlin et qui voyagent à Damas à des moments clés." 

"En temps de guerre, on prépare la suite"

Les entreprises françaises ont toutes quitté la Syrie, sauf le cimentier Lafarge, qui a fusionné en 2015 avec le suisse Holcim, un groupe aujourd’hui ciblé par une enquête judiciaire. Les entreprises font désormais très attention. Mais la reconstruction est un marché juteux, estimé, selon certains experts, à 400 milliards de dollars. Pour les grosses entreprises, il est donc important, en quelque sorte, de placer ses pions. La société française de sécurité privée, Anticip, revient à Damas. Elle travaille notamment pour le secteur pharmaceutique (Pfizer, Novartis, Sanofi). Cette entreprise est connue du ministère des Affaires étrangères puisqu’elle garde les locaux de l’ambassade de France à Bagdad. Richard Terzian, le directeur d’Anticip, admet qu'il surveille l'économie syrienne.

Les cycles de vente, l’attribution des marchés, et leurs paiements sont sous le contrôle du régime. Il va accorder des faveurs à certains et pas à d’autres, donc s’il faut se mettre à table avec le diable, on le fera.

Richard Terzian, directeur d'Anticip

à franceinfo

Et que fait exactement Sanofi en Syrie ? Voici sa réponse : "Sur le volet humanitaire, nous participons aux appels d’offre de l’OMS pour fournir des médicaments à la Syrie. Nous travaillons avec la Société Anticip uniquement pour assurer la sécurité des voyages d’affaires. Nous n’avons pas repris la production avec nos partenaires locaux. Nous ne sommes pas commercialement de retour en Syrie. Nous continuons à observer la situation et notre intention est d’y revenir quand l’environnement le permettra."

Par ailleurs, le cabinet franco-libanais d'avocat d'affaires SRDB, qui a des antennes à Marseille, à Téhéran et à Beyrouth, vient d’ouvrir un bureau à Damas. Son directeur, George Sioufi, explique : "Il y a eu un appel d’offres en Syrie récemment sur l’octroi de la troisième licence de téléphonie mobile. Nous avons accompagné une compagnie iranienne, je ne peux pas vous donner son nom. Je considère que 80 à 90% des projets sont pour l’après-guerre."

Parmi les associés de cette société, figure Georges Richelme, ancien président du tribunal de commerce de Marseille. Il a aussi été pendant 20 ans, secrétaire général d’Eurocopter. Georges Richelme a refusé d'expliquer à Samedi investigations en quoi consistait sa mission au sein du cabinet SRDB. Mais selon le vice-président du Medef International, Gérard Wolf, "bien sûr qu’il examine quel va être le futur du système aéronautique syrien". Le représentant de l'organisme patronal international décode ainsi les objectifs qui se mettent en place. 

Nos sociétés savent que ce sont des opportunités de business et qu'il faut les préparer de la manière la plus intelligente. Même en temps de guerre, on prépare la suite.

Gérard Wolf, au Medef International

à franceinfo

En conclusion, à qui profite l’embargo ? C’est un peu le même scénario qu’avec l’embargo contre l’Irak, en 1991, estime l’ancien président de MSF, Rony Brauman. "L’embargo irakien a été une catastrophe. Il a servi au régime lui-même. C’est la même chose avec le régime syrien", résume-t-il. Le médecin constate qu'historiquement, "les embargos n’ont que très rarement produit des effets conformes à ceux qui étaient recherchés. (…) Au nom de la préoccupation honorable de sauver des vies, on raffermit le contrôle du régime sur les populations, alors que c’est exactement ce qu’on cherchait à éviter".

Business, détournement de matériels, arrangements… les conséquences de l'embargo sur la Syrie - un reportage de Philippe Reltien

 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.