Comment faut-il appeler les jihadistes en Irak ?
Etat islamique, Etat islamique en Irak et au Levant, Etat islamique en Irak et en Syrie, Daech... Plusieurs expressions désignent l'organisation armée. Mais veulent-elles dire la même chose ?
Front plissé, index et pouce joint, Laurent Fabius a pris un air docte dans l'hémicycle, mercredi 10 septembre, pour parler des jihadistes qui sévissent en Irak et en Syrie. Pour le ministre des Affaires étrangères, il ne faut surtout pas les appeler "l'Etat islamique", mais "Daech", leur acronyme en arabe.
A vrai dire, les noms fleurissent. Pour désigner ces combattants ultra-radicaux, on peut lire : "Etat islamique", "Etat islamique en Irak et au Levant", "Etat islamique en Irak et en Syrie" (enfin, surtout sous sa version anglaise, ISIS), ou encore "Daech", comme l'a dit Laurent Fabius. Mais si toutes ces expressions désignent la même chose, elles n'ont pas toujours les mêmes sous-entendus. Explications.
EIIL, traduction littérale
Le groupe terroriste s'est fait connaître sous l'expression (traduite phonétiquement de l'arabe) "ad-dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wa-š-šām". Elle peut se traduire par "l'Etat islamique en Irak et Al-Sham".
"Al-Sham" désigne une région s'étendant du sud de la Turquie jusqu'à l'Egypte, en passant par la Syrie. Une région désignée par les Français et les Britanniques comme le Levant.
Du coup, la traduction est devenue, en français : "Etat islamique en Irak et au Levant", ce qui donne l'acronyme EIIL. Un blogueur syrien fait tout de même remarquer que la dénomination "Levant" est datée. Si on l'emploie, il faudrait, selon lui, désigner l'Irak comme la Mésopotamie. Plutôt que d'appeler le groupe terroriste "l'Etat islamique en Mésopotamie et au Levant", il estime qu'on ferait mieux de parler de "l'Etat islamique en Irak et dans la Grande Syrie".
EIIS ou ISIS, traductions en langue anglaise
Dans les médias de langue anglaise, on a fait au plus simple. On croise surtout "l'Etat islamique en Irak et en Syrie" (EIIS). L'acronyme anglais donne ISIS, pour "Islamic State of Iraq and Syria".
Cette traduction a donné lieu à une étrange scène dimanche, sur NBC. Interrogé par un journaliste politique, Barack Obama parle de "l'ISIL", rapporte le Washington Post (en anglais). Le L se réfère à "Levant". Et, à la fin de l'émission, le journaliste a tenu à préciser qu'"évidemment, à NBC News, nous nous référons à l'ISIS. Le président dit le mot ISIL. Le dernier S désigne la Syrie, le dernier L, qu'il ne veut pas voir, désigne la Syrie." En clair, la Maison Blanche préférerait ne pas nommer directement la Syrie, pays où Obama a refusé d'intervenir, et parler de "Levant".
L'expression utilisée par Obama, à rebours de la plupart des médias américains, alimente une micro-polémique. Les conservateurs y voient le signe que le président voudrait éviter de s'emparer du dossier syrien. Mais, comme l'expliquait l'agence Associated Press, "dire 'en Irak et en Syrie' aurait laissé penser, à tort, que l'aspiration expansionniste du groupe se limite à ces deux pays actuels".
L'affaire a pris un tour encore plus tortueux quand des démocrates au Congrès ont choisi de parler d'ISIL, notamment parce qu'ISIS désigne une divinité, ou qu'une Floridienne a réclamé qu'on bannisse l'utilisation d'ISIS parce que c'est son prénom et celui de nombreuses autres femmes.
EI, pour simplifier
Finalement, ce sont les jihadistes eux-mêmes qui ont simplifié. Ils ont proclamé un "califat", le 29 juin, et décrété qu'il fallait maintenant les appeler "l'Etat islamique".
Daech, pour ne pas légitimer
C'est ici que nous retrouvons Laurent Fabius. Pour lui, "le groupe terroriste dont il s'agit n'est pas un Etat. Il voudrait l'être, il ne l'est pas et c'est lui faire un cadeau que de l'appeler Etat. De la même façon, je recommande de ne pas utiliser l'expression Etat islamique car cela occasionne une confusion islam-islamistes-musulmans". Le ministre français des Affaires étrangères préconise de parler de Daech, l'acronyme en arabe du groupe terroriste.
Mais elle soulève de nouveaux problèmes. Selon le chercheur Romain Caillet, cité par Les clés du Moyen-Orient, "l'acronyme Daech est un terme impropre et péjoratif, utilisé par les opposants à l'Etat islamique. L'expression a été popularisée par le média Al Arabya. La chaîne qatarie Al Jazeera n'utilise d'ailleurs plus ce terme. Si, en langue arabe, il peut y avoir une légitimité à l'employer, son utilisation en français est clairement idéologique."
#LT Vous avez remarqué qu'à l'instar d'al-Jazeera, Sky News Arabiya n'utilise plus l'acronyme controversé Daëch pour désigner l'#EIIL.
— Romain Caillet (@RomainCaillet) 24 Juin 2014
Mais pour Myriam Benraad, politologue à Sciences Po interrogée par Slate, c'est un "non débat" : "Le terme 'Da'ech' n'est pas péjoratif en soi, il l'est devenu en raison du contenu qu'on lui associe : les exactions, les exécutions, les offensives, etc." Les jihadistes éviteraient l'expression parce qu'ils sont "dans une logique de pureté de la langue, poursuit la chercheuse. Leurs communiqués sont écrits dans un arabe parfait et donc choisi et sans fautes, ce qui leur permet d'affirmer leur identité et de recruter plus. Ils n'utilisent donc pas cet acronyme."
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