Reportage A Tyr, au Liban, "personne ne veut revivre la guerre, mais tout le monde a peur qu'elle resurgisse"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial à Tyr (Liban)
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Le port de Tyr, dans le sud du Liban, le 11 janvier 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Située à une vingtaine de kilomètres de la frontière israélienne, la grande ville du sud du Liban n'en finit plus de se vider. Les habitants ne veulent pas revivre les combats de l'été 2006.

Hassan Dbouk est très vite au courant "quand ça bombarde". Son bureau vibre quelques secondes et lui avec. "Quand c'est vraiment très fort", c'est la commode qui bouge. Depuis la reprise des affrontements dans le sud du Liban, en octobre, "c'est simple, cela arrive tous les jours", abrège le maire de Tyr. La frontière avec l'Etat hébreu n'est qu'à une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau. Si proche que l'on capte la radio israélienne depuis les rues de la cité balnéaire, vendue dans les guides touristiques pour ses plages et son eau turquoise.

Après presque quatre mois de tensions, la ville a pour le moment été épargnée. Aucune victime, aucun dégât matériel. Mais "le bombardement le plus proche s'est quand même produit à seulement sept kilomètres", signale l'élu. Il colle ses deux mains comme pour montrer une distance :

"Sept kilomètres, ce n'est rien, c'est à côté."

Hassan Dbouk, maire de Tyr

à franceinfo

Le jour de notre venue, mercredi 11 janvier, des villages aux alentours continuent d'être visés et les notifications carillonnent sans cesse sur le téléphone du maire. Son application WhatsApp affiche 162 messages non lus. "En ce moment, les habitants m'appellent moins pour se plaindre des moustiques ou d'un voisin. Mais ils peuvent me demander si j'ai aussi entendu le bruit, si j'en sais plus, si je sais ce que c'est."

Au milieu, Hassan Dbouk, le maire de Tyr (Liban), vient aux nouvelles du nombre de personnes déplacées, le 11 janvier 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Désormais, ce sont les affrontements entre le Hezbollah et l'armée israélienne qui occupent ses journées. Dès que les premiers missiles ont commencé à pleuvoir, des habitants ont fui la ville, direction le nord du Liban. "Même mes voisins sont partis, confie Hassan Dbouk. Ils habitaient au premier étage d'un immeuble, ils avaient peur, ils ont préféré se mettre à l'abri à Beyrouth en attendant que le calme revienne." Il lève les yeux : "Après tout, c'est humain."

Des militaires dans les rues

Semaine après semaine, la grande ville du sud du Liban, la quatrième du pays, est aussi devenue un refuge pour des centaines de villageois qui résidaient au plus proche de la frontière. En passant dans les couloirs du conseil d'agglomération, où les ONG se sont installées, le maire de Tyr sourit : un scout s'est permis de s'asseoir dans son habituel fauteuil.

Déjà, la route depuis Beyrouth plonge dans l'ambiance. Entre deux publicités pour une assurance, des panneaux rappellent tous les 200 m que "les munitions non explosées présentent un danger immédiat : ne les touchez pas, signalez-les immédiatement".

Sur la route qui mène à Tyr, dans le sud du Liban, des panneaux demandent à la population de signaler la présence d'éventuels obus. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

A l'entrée de Tyr, cinq soldats de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), tenue militaire de la tête aux pieds, attendent les derniers tours de vis du mécanicien sur leur véhicule. Au même moment, le long de la rue Abbassiye, passe un convoi de quatre Jeep de la force de maintien de la paix de l'ONU. Sur le port, un pêcheur en ciré jaune démêle ses filets avant la sortie en mer du lendemain. Du large, Hassan Ibrahim peut apercevoir certaines positions israéliennes. "Ça m'arrive d'entendre les bruits des bombardements, promet-il. Mais pour le moment, personne ne m'a interdit d'aller sur l'eau."

Non loin de là, les hommes en treillis veillent. Même dans les allées du marché, entre les fruits et les légumes. Bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils, Khuder Shur raconte qu'un soldat lui a acheté 25 kg de bananes l'autre jour. "Douze dollars, un bon client, sourit le marchand de 54 ans, qui en a bien besoin ces temps-ci. Avec la crise financière, et maintenant avec ce qui se passe dans le sud, demandez à mes collègues : on ne travaille plus comme avant."

"Oui, c'est touristique ici, normalement. Mais qui veut venir se baigner alors que ça tape autour ? Il faudrait être fou."

Khuder Shur, marchand de fruits à Tyr

à franceinfo

Plus aucun voyageur pour photographier les monolithes de granit datant de l'époque romaine, presque plus personne pour prendre des selfies devant les blocs de calcaire. Face à la mer, la rue Hafez el Hasad, bordée de restaurants et de cafés, reste vide.

Une économie au point mort

Depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre, l'hôtel Dar Camelia a enregistré des annulations, "des vacanciers ne voulaient plus venir". Joseph Raffoul, le propriétaire d'une boutique de souvenirs, passe ses mains dans ses cheveux, en signe de désespoir :

"Devinez combien j'ai vu de touristes depuis octobre ? Un seul ! Il n'y a plus personne."

Joseph Raffoul, commerçant

à franceinfo

"Normalement, à cette heure-là, la boutique est pleine. Des Américains, des Européens... J'ouvre pour passer le temps, mais je m'ennuie. Depuis ce matin, je n'ai vu personne. Je ne sais pas combien de temps je peux tenir encore comme ça." Une ombre passe devant la vitrine, Joseph Raffoul se lève de son siège. Fausse alerte, ce sont des voisins.

Le pêcheur Hassan Ibrahim répare ses filets avant de reprendre la mer depuis le port de Tyr (Liban), le 11 janvier 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Depuis quatre ans, la crise financière – la pire de l'histoire du pays – a laissé des traces. "Le budget annuel de l'agglomération de Tyr est passé de 3 millions de dollars par an à 30 000 aujourd'hui. Economiquement, on n'en peut déjà plus. Alors une nouvelle guerre... Ce serait la fin", souffle Hassan Dbouk.

Le traumatisme de la guerre

C'est que le conflit de l'été 2006, déjà contre le voisin hébreu, continue de hanter les esprits des Tyrénéens. Chacun ici sait ce qu'il faisait entre le 12 juillet et le 14 août de cette année-là. Khuder Shur était "barricadé" chez lui, "à attendre que ça passe". "En 33 jours, on avait dû prendre en charge 800 personnes", affirme le directeur de l'hôpital gouvernemental local. "J'avais moi-même été blessé alors que je m'étais porté volontaire pour travailler dans une ambulance en tant qu'infirmier", témoigne, encore ému, celui qui se fait appeler "Monsieur Ali". A l'époque, l'armée israélienne avait ciblé plusieurs cellules du Hezbollah dans la ville.

Ces dix-sept dernières années ont offert au sud du Liban sa plus longue période de paix depuis un demi-siècle. Mais pour combien de temps ? Le maire ne cache pas qu'il redoute les prochaines semaines.

"J'ai 66 ans et depuis que je suis petit, je vis avec la menace que ça recommence."

Hassan Dbouk, maire de Tyr

à franceinfo

"C'est comme ça, c'est en nous, dans notre histoire commune. La guerre civile, la guerre en 2006... poursuit l'élu. Je ne sais pas ce que veut Israël. Une guerre locale ? Régionale ? Mondiale ? Ici, personne ne veut revivre la guerre, mais tout le monde a peur qu'elle resurgisse". 

La ville de Tyr, dans le sud du Liban, vue depuis la base militaire de la Finul, le 13 janvier 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Au cas où", le ministère libanais de la Santé a commencé à diffuser sur les réseaux sociaux des messages pour indiquer la bonne conduite à tenir "en cas d'explosion à proximité". Sur les dessins, il est conseillé de "se déplacer immédiatement vers un endroit sûr, de préférence une zone souterraine ou une structure renforcée" et de "se protéger des débris volants potentiels en restant éloigné des fenêtres et du verre". Le maire de Tyr réfléchit à les afficher dans certains lieux publics.

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