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Enquête "The Ericsson List" : quand Orange avait des vues sur l'irakien Korek

La nouvelle enquête de l'ICIJ a révélé que le géant suédois Ericsson est soupçonné d’avoir financé l’organisation État islamique en Irak. En marge de cette affaire apparaît le nom de l’opérateur français Orange.

Article rédigé par franceinfo - Jacques Monin, Cellule investigation de Radio France, avec l’ICIJ
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Ericsson au centre d'un système de corruption, révélations de l'ICIJ et de ses partenaires dont Radio France (ICIJ)

Le projet Ericsson List, conduit par le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ) et ses 30 partenaires dont la Cellule investigation de Radio France, a révélé l’existence d’un vaste système de corruption mis en place par le géant de téléphonie Ericsson, ainsi que le versement de pots-de-vin à des membres de l’État islamique (EI) entre 2014 et 2017.

Mais en marge de ce rapport accablant pour le groupe suédois, le nom du groupe français Orange apparaît. Il avait en effet investi dans l’un des principaux opérateurs du nord irakien, la société de téléphonie Korek, fondée en 2000 par Sirwan Barzani, le neveu de l’ancien président du Kurdistan irakien. L’individu a plusieurs casquettes. C’est un des hommes d’affaires les plus puissants du pays. Il fut aussi le commandant d’une unité des forces kurdes peshmergas (littéralement "ceux qui affrontent la mort"), très active dans la libération de Mossoul. On le voit notamment dans le film réalisé par Bernard-Henri Levy, consacré à la bataille de Mossoul, présenté dans la sélection officielle du festival de Cannes en 2016.

Bien que Sirwan Barzani soit un farouche opposant à l’État islamique, le rôle joué par son opérateur Korek durant l’occupation de Mossoul pose question. Le rapport d’enquête interne d’Ericsson qui a fuité fait état de transactions abusives impliquant des membres de cette famille. Parmi eux : Sirwan et Rasech Barzani, un consultant qui aurait perçu 1,2 million de dollars pour avoir offert "des renseignements commerciaux et une facilitation au président de Korek". Selon le rapport, Korek n’aurait pas payé des impôts et des taxes évaluées à 375 millions de dollars. L’opérateur, peut-on lire, menaçait de "démolir les antennes d'entreprise rivales en territoire kurde". Ni Rasech Barzani, ni Sirwan Barzani n'ont cependant répondu à nos questions concernant les faveurs accordées par Ericsson à Korek.

De l’argent contre une protection

Mais se pose aussi la question d’un éventuel double-jeu joué par l’opérateur. Selon le témoignage d’un officier de renseignement irakien recueilli par l’ICIJ et deux de ses médias partenaires, la NDR et Daraj, plusieurs bons connaisseurs du secteur des télécommunications en Irak ont expliqué qu'il était de notoriété publique que les entreprises payent les membres de l’EI en échange d’une protection, pour empêcher les attaques contre leurs antennes et permettre aux employés de poursuivre leur activité.

Par ailleurs, lorsque l'EI contrôlait Mossoul, Korek refusait de livrer la moindre information aux services de renseignement sur les membres de l’État islamique qui avaient recours à ses services. Or, selon cette source, 60% d’entre eux utilisaient des cartes SIM de l’opérateur Korek. Ce dernier a-t-il donc lui aussi financé le groupe terroriste pour poursuivre son activité ? Aujourd’hui, l’opérateur Irakien s’en défend. Il insiste sur le fait que Sirwan Barzani a rejoint les peshmergas en 2014, avant de jouer un rôle déterminant dans la chute de Daech. Une stature d’opposant et de combattant qui serait incompatible, nous a-t-on expliqué, avec toute compromission avec l’ennemi.

Un drapeau offert à Emmanuel Macron

En toile de fond de cette affaire apparaît le nom de l’opérateur français Orange. Au moment de la chute de Mossoul, il possédait en effet une participation indirecte de 20% du capital de Korek. Orange avait investi en 2011 en s’alliant à une société koweitienne, Agility Public Warehousing, dans une holding, Irak Telecom, qui détenait 44% de Korek. Au total, ces deux partenaires ont placé près de 810 millions de dollars dans Korek qui, pensaient-ils, devait être leur cheval de Troie pour pénétrer un marché irakien en pleine expansion. À l’époque, les enjeux étaient énormes.

Jusqu’en 2014, tout va bien. Le nombre d’abonnés irakiens ne cesse d’augmenter. Mais alors que l'EI étend son emprise sur le Nord du pays, la commission irakienne des communications et des médias met fin aux espoirs du français. Arguant d’un manque d’investissement de la part d’Orange et d’Agility – ce que dément Orange – le régulateur irakien décide de saisir les parts du Français et du Koweitien, et de les redistribuer à plusieurs hommes d’affaires irakiens, dont le patron de Korek, Sirwan Barzani.

En mars 2019, la justice irakienne confirme l’expropriation d’Orange. En octobre 2020, le groupe français demande un arbitrage commercial contre Korek et l’État irakien. Il réclame, depuis, le versement de 400 millions de dollars de dédommagement. Ironie de l’affaire : en août 2021, lors d’un déplacement en Irak du président de la République française, Sirwan Barzani, le propriétaire de Korek qui a donc récupéré une partie des parts d’Orange, et dont la société est en conflit avec l’opérateur français, a offert à Emmanuel Macron un drapeau de l’EI, saisi lors de l’opération de reconquête du nord du pays.

Interrogé par l’ICIJ et ses partenaires sur son engagement auprès d’un opérateur irakien dont le rôle durant l’occupation de Mossoul pose question, l’opérateur français nous a répondu : "Orange n'a jamais été alerté du fait que Daech utilisait le réseau Korek, ou que Korek avait de quelconques liens avec l’EI. En revanche, l’actionnaire majoritaire de Korek a toujours affirmé publiquement être lui-même en charge de la lutte militaire contre Daech." Sur ce point non plus, Sirwan Barzani ne nous a pas répondu.

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