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Pourquoi le Yémen est-il devenu la cible prioritaire des Etats-Unis ?

DECRYPTAGE | Fermetures d'ambassades, évacuation des personnels, multiplication des attaques de drones... Les autorités américaines multiplient les annonces alarmistes concernant le Yémen. Selon Washington, le coeur du mouvement djihadiste Al-Qaida y serait implanté. Pour d'autres, il n'y a jamais été aussi faible. Entre opération de communication américaine et réel risque d'attaque terroriste, y-a-t-il des raisons d'être inquiets ? 
Article rédigé par Lucas Roxo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
  (Reuters)

Quelle est la réalité des menaces terroristes visant les Etats-Unis et les pays occidentaux au Yémen? Suite à des messages contenant des menaces d'attentat, échangés entre le numéro un d'Al-Qaida et le chef d'AQPA (Al-Qaida dans la péninsule arabique), Washington a décidé de fermer une vingtaine de ses ambassades et consulats dans tout le Moyen-Orient.

Cette décision spectaculaire a poussé certains pays européens, comme la France, à faire de même. Dans le même temps, les Etats-Unis ont lancé depuis dix jours une campagne d'attaques de drone sans précédents, sur tout le territoire yéménite. 

Les raisons invoquées ? La crainte d'une attaque terroriste d'AQPA, le penchant d'Al-Qaida sur la péninsule arabique. Mais alors que le Yémen entre lui dans un processus de transition politique, l'organisation djihadiste n'y a jamais semblé aussi faible. Comment expliquer l'emballement américain?

Pourquoi les Etats-Unis sont-ils inquiets?

Certains parlent d'un "coup de communication " des Américains. Mais si le récent comportement américain est "infantile ", pour Gilles Gauthier, ancien ambassadeur français au Yémen, il s'explique par des évènements plus ou moins récents. Historiquement, la politique américaine dans la péninsule arabique a toujours été inconstante

Le gouvernement américain n'a jamais cessé de se soucier du Yémen. On considère que près de la moitié des terroristes présumés arrêtés et envoyés à Guantanamo en 2001, après les attentats du 11 septembre, sont de nationalité yéménite.

Mais entre 2003 et 2008, du fait de la guerre en Irak, les Etats-Unis se sont relativement éloignés de la problématique d'Al-Qaida au Yémen, laissant le réseau djihadiste s'y développer petit à petit. C'est en septembre 2008, lorsqu'un attentat contre l'ambassade américaine à Sanaa (capitale du Yémen) fait 16 morts, que les Etats-Unis commencent à se tourner de nouveau vers le Yémen. 

Rapidement, un autre évènement va renforcer les craintes américaines. En février 2009 les branches saoudienne et yéménite d'Al-Qaïda fusionnent pour créer AQPA (Al-Qaïda pour la péninsule arabique ). A partir de là, les Etats-Unis considèrent que le Yémen constitue le premier foyer d'Al-Qaida. Celui d'où vient le danger.

En conséquence, Barack Obama fait passer l'aide américaine, financière comme militaire, de 17 millions à 130 millions de dollars en 2010. 

Pourquoi l'Europe ne semble-t-elle pas si inquiète que cela ?

Les Européens ont toujours été divisés sur la réalité de la menace que représente Al-Qaïda au Yémen. La France, notamment, a tendance à minimiser le danger que représente la mouvance terroriste au Yémen. La Grande-Bretagne, au contraire, est plus pessimiste. Mais tous deux considèrent que les Américains grossissent la menace d'AQPA au Yémen et qu'ils exagèrent en parlant d'une "menace pour la stabilité mondiale ".

François Hollande a tout de même envoyé un signe rassurant aux Américains en fermant l'ambassade française au Yémen (ce n'est rien comparé aux Etats-Unis et à leurs 22 ambassades). 

D'une manière générale, les Européens sont assez critiques sur la politique menée par Barack Obama dans la péninsule arabique. Gilles Gauthier, ancien ambassadeur français au Yémen, explique ainsi qu'il ne sait pas "comment les Etats-Unis ne sont pas encore parvenus à comprendre que chaque drone envoyé au Yémen crée entre 10 à 15 nouveaux candidats à l'attentat suicide ". 

Cela ne veut pas dire que les Européens n'y voient aucun risque : leurs intérêts sont en jeu, notamment pour la France, avec la présence de Total au Yémen. Le géant pétrolier français a d'ailleurs déjà été attaqué dans le passé.

Mais pour eux, la dimension de politique intérieure américaine a une grande influence dans la gestion du dossier yéménite. Peut-être trop pour les dirigeants européens, qui voient aussi là un message envoyé par les démocrates qui se devaient ainsi de répondre aux critiques républicaines par une action forte. 

Faut-il y voir un "coup de communication " de la part des Etats-Unis ? 

Même si la mouvance terroriste a accru sa capacité ces dernières années, se focalisant sur les attentats, il semble qu'AQPA aurait bien du mal à destabiliser la péninsule arabique. D'autant que ses effectifs, difficilement quantifiables, sont restreints (on parle de 300 à 500 djihadistes). On peut s'interroger, donc, sur l'intérêt du renforcement sécuritaire américain.

"L'annonce d'interception des communications vient légitimer la surveillance des échanges par les Américains" (Laurent Bonnefoy)

Pour Laurent Bonnefoy, chercheur spécialisé sur le Yémen, le contexte a énormément d'importance dans les récentes annonces américaines : "Ces annonces se produisent dans un contexte particulier lié au débat autour de la surveillance des échanges par la NSA américaine. L'annonce d'interception de communications de leaders d'Al-Qaïda vient finalement légitimer cette démarche de surveillance de l'ensemble des échanges et de restriction des libertés ."

Il fait évidemment référence aux récentes révélations d'Edward Snowden, l'informaticien américain de la NSA, qui était à l'origine des révélations autour de Prism, le système de surveillance et de collecte de renseignements développé par les Etats-Unis.  

Cela viendrait justifier l'abattage médiatique d'importance autour des attaques de drones au Yémen depuis une semaine, mais aussi la récente annonce de détournement d'un attentat faite par le gouvernement yéménite. 

Le Yémen est-il instable politiquement ? 

"Il n'y a pas de vacance du pouvoir central. Mais il y a un pouvoir central qui a ses forces et ses faiblesses : c'est un pouvoir qui ne s'exerce pas partout ", explique Gilles Gauthier. Pays le plus pauvre du Proche-Orient, le Yémen vit sous perfusion financière des Etats-Unis et des pays du Golfe. Très divisé, avec une région peuplée de musulmans chiites et une autre peuplée de sunnites, le pouvoir s'exerce par endroits. Dans d'autres endroits, il ne gouverne pas mais négocie avec les tribus (75 tribus, regroupées en confédérations, jouent un rôle politique important). 

La crise politique de janvier 2011, qu'on a rangé dans les autres mouvements du "printemps arabe ", a d'ailleurs tiré son origine de cette division territoriale. 

> Cliquez ici pour en savoir plus sur le "printemps arabe" du Yémen

Avec l'arrivée d'un nouveau président, Abd Rabbo Mansour Hadi, une grande concertation de six mois, la "Conférence de dialogue nationale ", a été lancée le 18 mars afin de rassembler toutes les catégories de la société (565 personnes en tout). Les objectifs : rétablir la stabilité, définir la nature du régime et préparer les élections. Pour l'instant, le processus est en bonne voie, à tel point qu'il a participé à l'éviction d'Al-Qaida du sud du Yémen.

"Ce qui a mis fin à l'émirat yéménite, dans le sud, ce ne sont pas les frappes américaines", explique Gilles Gauthier. "C'est le gouvernorat central qui, à l'aide des tribus, a réussi à se débarrasser des implantations, provoquant la dispersion d'Al-Qaïda". Pour l'ancien ambassadeur français et pour d'autres, c'est ce processus de transition démocratique qui est au centre de la résolution du conflit avec Al-Qaïda. 

Les Etats-Unis l'ont sans doute remarqué. Pour le gouvernorat central, les derniers jours du Dialogue national ont pour objectif de regagner des franges du pays qui ont pu soutenir un temps le camp islamiste radical. Regagner ces territoires constituerait une victoire importante contre AQPA. Le réseau d'Al-Qaïda au Yémen serait alors plus affaibli que jamais. 

 

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