Cet article date de plus de six ans.

"Paradise Papers" : qu’allait faire Philippe Starck aux îles Caïmans ?

Les "Paradise Papers" révèlent jeudi que le designer français Philippe Starck a co-dirigé une société basée aux îles Caïman pour construire des hôtels de luxe en Argentine et au Brésil.

Article rédigé par franceinfo - Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le designer français Philippe Starck, le 4 avril 2017, au 56e Salon international du meuble de Milan (Italie). (MIGUEL MEDINA / AFP)

Le gigantesque bloc de briques rouges est planté au milieu du Puerto Madero, un quartier excentré à l’est de Buenos Aires, en Argentine. El Porteño est le nom de cet historique silo à grains sur les berges du Rio de la Plata. Nous sommes à la fin des années 1990 : le pays est en pleine récession. De nombreux travaux d’envergure, planifiés pour développer ce quartier portuaire en reconversion, sont alors interrompus.

C’est à cette époque qu’Alan Faena se met en tête de racheter le silo à grains. Le styliste argentin de renom souhaite y aménager un ambitieux complexe de luxe. Dès 1997, il a entrepris de constituer un noyau dur d’investisseurs pour racheter El Porteño et s’efforce peu à peu d’y associer des compétences artistiques d’envergure internationale. C'est à ce moment qu'entre en scène le designer français Philippe Starck.

L'alliance de deux visionnaires

Philippe Starck se souvient encore de l’insistance avec laquelle le promoteur argentin s’est attaché à le convaincre de se joindre à lui dans cette aventure dans une vidéo diffusée sur la chaîne Youtube de Faena Group.

Sur le papier, il s’agit un projet pharaonique alliant hôtellerie de luxe, galeries d’art et mécénat culturel, qui séduit le pape du design français. Le courant passe immédiatement entre les deux esthètes visionnaires et le tandem s’organise autour de ce projet de "complexe culturel" dans le vieux silo à grains de Buenos Aires.

Pour attirer les investisseurs et les rassurer en cette période économiquement troublée en Argentine, Alan Faena met alors en place un montage financier dans des places offshore. L'objectif est de leur éviter les risques d’investissements directs en Argentine. Une partie de ces documents s’est retrouvée dans les "Paradise Papers" dévoilés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) dont la cellule Investigation de Radio France est partenaire.

"Cosmic Carrot" aux îles Caïmans

Dès 1999, Alan Faena crée en moins de deux mois un réseau d’entreprises offshore aux îles Caïmans. Au cœur de ce dédale se trouve l’entité Cosmic Carrot Group Limited (CCG). La société est enregistrée le 6 décembre 1999.

Parmi les dirigeants de l'entreprise se retrouvent notamment des poids lourds de l’investissement immobilier tels que John Christopher Burch, l'un des dirigeants du groupe américain RedBadge ou encore le milliardaire américain d’origine ukrainienne, Leonard Blavatnik, créateur de la holding Access Industries. Au milieu de tous ces noms ressort également celui du célèbre designer français, Philippe Starck.

Extrait du document du 6 décembre 1999 listant les neuf directeurs de la société Cosmic Carrot Group Ltd. (DR)

Philippe Starck doit être amené à "superviser l’ensemble de la conception et du design" de plusieurs projets de développement immobiliers d'Alan Faena dans plusieurs pays, notamment l’Argentine et le Brésil. Contacté par la cellule Investigation de Radio France, l’avocat de Philippe Starck, Me Philippe Ouakrat, confirme l’implication de Philippe Starck et de sa société Ubik France SARL dans le projet Cosmic Carrot.

Philippe Ouakrat affirme que la participation de la société Ubik dans Cosmic Carrot était "fortement minoritaire" et qu’elle "avait vocation à conférer à Ubik un droit à des profits éventuels des projets hôteliers sud-américains et notamment argentins d’Alan Faena et de RedBadge". Ce n’est finalement qu’en 2004 qu’Alan Faena finalise le rachat d’El Porteño. Si l’on inclut le coût du réaménagement et de l’édification du complexe attenant, l'investissement atteint les 40 millions de dollars.

Également interrogé sur la méthode de financement de ce projet, Me Ouakrat affirme que "tous les fonds nécessaires au financement du projet ont été apportés par RedBadge de manière régulière, depuis les États-Unis, Ubik n’apportant aucun fonds".

Starck, pilier du projet

Reste que Philippe Starck est fortement engagé dans ce projet. Au cours de l’enquête des "Paradise Papers", la cellule Investigation de Radio France s’est procuré la lettre adressée à l’avocat de Philippe Starck, le 12 novembre 2004. La missive détaille les projets auxquels le designer compte s’associer via Cosmic Carrot Group ainsi que les obligations contractuelles réciproques entre la société des îles Caïmans et le designer français.

Il est convenu que Philippe Starck assurera seul la promotion du Porteño Hotel de Buenos Aires. Il répondra aux questions des journalistes le jour de l’inauguration. En revanche, Alan Faena veut s’assurer de l’exclusivité de sa collaboration avec le célèbre designer. Philippe Starck n’associera donc son nom à aucun autre projet résidentiel ou hôtelier à Buenos Aires pendant au moins deux ans. Cette clause s'étend à quatre ans dans certaines zones de Rio de Janeiro, au Brésil, où couve déjà un autre projet commun.

Philippe Starck conçoit donc l’hôtel El Porteño du complexe "Faena + Universe" de Buenos-Aires. Un long vestibule tout en miroirs et rideaux d’or y mène au bar de l’hôtel à l’ambiance tamisée avec ses abat-jour rouges, ses canapés de cuir matelassé et ses lustres argentés.C’est un immense succès. Cet aménagement vaudra à Philippe Starck de multiples prix en 2005, 2006 et 2007. Interrogé sur les profits générés par Cosmic Carrot Group et la réalité de leur imposition, l’avocat de Philippe Starck a répondu sans hésitation : "Toutes les sommes perçues en relation avec Cosmic Carrot ont été régulièrement facturées par Ubik et ont intégralement fait l’objet d’une imposition normale en France, sans minoration d’aucune forme."

Quant aux actions de Cosmic Carrot détenues par la société française de Philippe Starck, Me Ouakrat explique qu’elles faisaient "l'objet d’une inscription régulière à l’actif d’Ubik France, dont les comptes ont fait l’objet de contrôles réguliers par l’administration fiscale française".

L'aventure se poursuit au Brésil

La collaboration entre Philippe Starck et Alan Faena se poursuit ensuite au Brésil. Dans une lettre, le designer français se dit "prêt à travailler sur le projet d’hôtel à Rio de Janeiro avec Cosmic Carrot Group". Il affiche même un réel enthousiasme : "Il me tarde de travailler avec vous et CCG pour construire un nouveau merveilleux hôtel à Rio, ce sera une réussite."

Le nouvel hôtel de Rio ouvre ses portes en 2007. Cette fois-ci le designer a choisi le marbre et le bois et de larges fenêtres sur l’océan Atlantique. L’hôtel Fasano est un nouveau succès pour les actionnaires de Cosmic Carrot. Cependant, entre-temps, Philippe Starck a démissionné de ses fonctions au sein de la société des îles Caïmans, le 9 juillet 2004.

Le départ de Philippe Starck

Me Ouakrat explique ce départ par "un différend commercial" opposant Philippe Starck et sa société Ubik à ses partenaires dès 2003 : "Ce différend a conduit à la conclusion rapide d’un accord transactionnel en 2004, qui prévoyait notamment, à la demande de Philippe Starck et de sa société, la cessation immédiate de ses fonctions de CDO [Chief Design Officer] et de membre du Conseil d’administration et le retour gratuit des parts d’Ubik aux autres associés." 

En février 2017 dans Les Echos, Philippe Starck se présente comme ayant une "stratégie qui est celle de Robin des Bois : voler les riches pour donner aux pauvres", particulièrement attentif à la démarche éthique de ses clients.

Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.