Cet article date de plus de huit ans.
Le salafisme est-il soluble dans le djihadisme?
Pour le Premier ministre Manuels Valls, le salafisme, «vision conservatrice de l’islam», est «souvent l’antichambre de la radicalisation. Et la radicalisation, elle, peut conduire au terrorisme». Des propos qui font débat dans les médias et chez les chercheurs en sciences humaines. Question : le salafisme conduit-il forcément au djihadisme?
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«Nous avons un ennemi, et il faut le nommer, c’est l’islamisme radical. Et un des éléments de l’islamisme radical, c’est la salafisme», expliquait Manuel Valls le 18 novembre 2015 à l’Assemblée nationale, quelques jours après les attentats de Paris (130 morts). En clair, pour le Premier ministre, les frontières entre salafisme et djihadisme sont très poreuses. A droite, la députée LR Nathalie Kosciusko-Morizet estime (dans L’Opinion) que «neutraliser ce qui nourrit Daech, c’est rendre le salafisme illégal»
Alors, ces deux tendances de l’islam radical que sont le salafisme et le djihadisme, sont-elles complémentaires? La réponse est tout sauf facile car les définitions de ces deux termes sont très mouvantes. Et dans la mesure où les chercheurs ont parfois des idées très opposées sur la question.
Salafisme et djihadisme : quid ?
Le salafisme vient du terme arabe «salaf» signifiant «ancêtres», en clair «les premiers compagnons du prophète» (Le Monde). Au-delà, il s’agit des «anciens», membres «d’une communauté idéalisée des premiers temps de l’islam» (L’Express). Appartenant à l’islam sunnite, le salafisme désigne une «quête de l’authenticité» et un «retour à la pureté des sources», «à l’islam des origines», explique, sur son blog, le directeur des Cahiers de l’Orient, Antoine Sfeir. Cette branche de l’islam fait référence à des intellectuels comme Ahmad Ibn Hanbal (VIIIe-IXe), Taqî ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (XIVe siècle), mais surtout au prédicateur Mohammed Ibn Abdelwahhab (fin du XVIIIe siècle).
A ce niveau, on peut aussi évoquer le wahhabisme, «parent idéologique du salafisme», parfois considéré comme le «soft power» de la dynastie des Séoud, au pouvoir en Arabie, pour reprendre des expressions du Straits Times, journal basé à Singapour. Les Saoudiens exporteraient cette idéologie religieuse dans le monde entier notamment par le biais d’«institutions culturelles musulmanes» financées à coup de milliards de dollars. Ils auraient ainsi «créé Frankenstein», affirme le journal…
Le djihadisme (de «djihad», étymologiquement «effort suprême», signifiant guerre sainte, en arabe) prône «la guerre sainte pour propager, défendre l’islam». Il suit «une ligne révolutionnaire : il constitue la base intellectuelle du terrorisme et des actions suicide, encourageant des actions violentes contre les Occidentaux», analyse Antoine Sfeir.
Question : le djihadisme est-il le prolongement du salafisme ?
Oui, semblent répondre des politiques comme Manuel Valls et NKM. Et bien d’autres avec eux.
Pas aussi simple, répondent certains chercheurs. C’est là qu’il convient de faire quelques distinctions. En l’occurrence entre le salafisme quiétiste, politique et révolutionnaire.
«La plupart des salafistes appartiennent à ce qu’on appelle la branche quiétiste» (ou piétiste), note Le Monde. Cette branche ultra-orthodoxe a une approche littéraliste de l’islam : elle entend respecter les préceptes religieux à la lettre. Elle ne s’intéresse en principe pas aux questions politiques. Les quiétistes «sont pacifistes et ne cherchent pas à changer la loi, même s’ils n’en reconnaissent pas la légitimité» (Le Monde).
Vient ensuite le salafisme politique qui «reprend la lecture religieuse du salafisme quiétiste, mais prône la nécessité de s’organiser en partis politiques» (Le Monde des Religions).
Reste le salafisme révolutionnaire, ou mouvance djihadiste, qui «partage l’approche littéraliste et ultra-conservatrice du salafisme quiétiste». Mais il «considère que le changement passe non pas par l’éducation religieuse, mais à travers l’action armée et l’usage de la violence» (Le Monde des Religions).
En clair : les trois courants du salafisme ont une matrice idéologique commune. Ils prônent la charia (loi islamique), refusent la mixité homme-femme et sont partisans du port du niqab (voile intégral), voire de l’abaya (manteau noir couvrant le corps). Mais ils ne s’en jettent pas moins des anathèmes à la figure. Ils se sont déjà opposés militairement comme au Pakistan dans les années 80. Après les attentats à Paris en novembre 2015, les salafistes «étaient nombreux sur les réseaux sociaux, y compris parmi les plus radicaux, à (…) dénoncer» ces attaques, observe Le Monde. Les mêmes sont «régulièrement attaqués sur l’EI sur les réseaux sociaux, puisque leur littérature constitue une forme de concurrence à sa propagande.» (L’Express)
Djihadisme et terrorisme en France vus par les chercheurs en sciences humaines
Plusieurs parmi les plus grands chercheurs français s’opposent sur l’analyse des origines du djihadisme et la lecture des évènements terroristes en France ces dernières années. Parmi eux : Gilles Kepel (Sciences Po), Olivier Roy (Institut universitaire de Florence), François Burgat (CNRS). La polémique a dépassé les cercles universitaires et débordé dans la presse avec des noms d’oiseaux et des termes fort peu scientifiques: «Rastignac professionnel», «sophismes modernes», «paresse intellectuelle»…
Médiatiquement, cette polémique a commencé avec la publicité autour de la formule d’Olivier Roy à propos des terroristes : «Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité». En clair : la vague terroriste qui a frappé la France et la Belgique serait davantage liée à une révolte générationnelle qu’à une question religieuse : «La plupart» des activistes violents «sont des jeunes issus de la seconde génération de l’immigration, radicalisés récemment et sans itinéraire religieux de long terme», explique le chercheur dans un article du Monde (lien payant).
Pour Gilles Kepel, ces idées sont «des élucubrations coupées de la réalité». Lui voit dans les attentats djihadistes de 2015-2016 une «jonction» (exposée dans le journal suisse Le Temps) entre la situation au Proche-Orient et les banlieues françaises.
«Personne ne se rend en Syrie uniquement par le biais d’internet. Cela passe par la progression du salafisme comme modèle de rupture en valeurs et culturelle. La porosité entre salafisme et djihadisme demeure grande, même si les salafistes affirment ne pas être violents. Culturellement, les djihadistes sont des salafistes. Parmi ces derniers, certains passent au combat armé, certains autres attendent les instructions de l’Arabie Saoudite», estime le professeur de Sciences Po dans une interview à L’Humanité. «Le problème du salafisme est la rupture en valeurs avec les normes de la société ambiante. Et à partir du moment où vous êtes en rupture en valeurs, le substrat du passage à l’acte est là, même s’il n’a pas toujours lieu», dit-il dans son interview au Temps.
«Je ne crois pas à cette doxa de l’antichambre. Parce qu’il faudrait alors montrer qu’il y a une continuité entre la société salafisée et les jeunes radicaux djihadistes. Or ces jeunes ont un mépris complet pour celle-ci», rétorque Olivier Roy dans Le Monde. «Nous ne sommes pas dans une guerre des cultures (…) mais dans une guerre des valeurs. Le conflit n’est pas entre les Lumières et l’islam, mais entre les valeurs» des années 60 (féminisme, droits des LGBT, liberté sexuelle, avortement…) «et les valeurs conservatrices que défendent aujourd’hui les religions».
De son côté, François Burgat, reproche (notamment sur le site Rue89) à Olivier Roy de «dépolitiser» les actions des djihadistes, de «disculper nos politiques étrangères» et de rejeter une approche «tiers-mondiste». Ce dernier refuserait de prendre en compte la situation géopolitique du Proche-Orient, «les contre-performances de la République en matière d’intégration, son passé colonial ou les errements de ses politiques dans le monde musulman».
Ego, pouvoir, renommée et fonds publics…
Au-delà de ces différences d’approches, et de manière plus terre à terre, on peut voir dans ces débats «une bonne guerre d’ego sur fond de pouvoir et de renommée», observe un (excellent) article de Libération. Sans parler des gros tirages pour les livres vendus. Et de l’attribution des sommes importantes débloqués dans l’après-2015 par les pouvoirs publics et destinés financer des projets de recherche dans le domaine des sciences sociales… Objectif : élaborer, dans l’urgence, «le concept-clé qui permettra de saisir les ressorts de cette génération de terroristes qui frappe Paris comme Bruxelles». Un concept permettant de «comprendre ce dernier avatar de violence politique, non pour l’excuser (…), mais pour le prévenir et le combattre».
Alors, ces deux tendances de l’islam radical que sont le salafisme et le djihadisme, sont-elles complémentaires? La réponse est tout sauf facile car les définitions de ces deux termes sont très mouvantes. Et dans la mesure où les chercheurs ont parfois des idées très opposées sur la question.
Salafisme et djihadisme : quid ?
Le salafisme vient du terme arabe «salaf» signifiant «ancêtres», en clair «les premiers compagnons du prophète» (Le Monde). Au-delà, il s’agit des «anciens», membres «d’une communauté idéalisée des premiers temps de l’islam» (L’Express). Appartenant à l’islam sunnite, le salafisme désigne une «quête de l’authenticité» et un «retour à la pureté des sources», «à l’islam des origines», explique, sur son blog, le directeur des Cahiers de l’Orient, Antoine Sfeir. Cette branche de l’islam fait référence à des intellectuels comme Ahmad Ibn Hanbal (VIIIe-IXe), Taqî ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (XIVe siècle), mais surtout au prédicateur Mohammed Ibn Abdelwahhab (fin du XVIIIe siècle).
A ce niveau, on peut aussi évoquer le wahhabisme, «parent idéologique du salafisme», parfois considéré comme le «soft power» de la dynastie des Séoud, au pouvoir en Arabie, pour reprendre des expressions du Straits Times, journal basé à Singapour. Les Saoudiens exporteraient cette idéologie religieuse dans le monde entier notamment par le biais d’«institutions culturelles musulmanes» financées à coup de milliards de dollars. Ils auraient ainsi «créé Frankenstein», affirme le journal…
Le djihadisme (de «djihad», étymologiquement «effort suprême», signifiant guerre sainte, en arabe) prône «la guerre sainte pour propager, défendre l’islam». Il suit «une ligne révolutionnaire : il constitue la base intellectuelle du terrorisme et des actions suicide, encourageant des actions violentes contre les Occidentaux», analyse Antoine Sfeir.
Question : le djihadisme est-il le prolongement du salafisme ?
Oui, semblent répondre des politiques comme Manuel Valls et NKM. Et bien d’autres avec eux.
Pas aussi simple, répondent certains chercheurs. C’est là qu’il convient de faire quelques distinctions. En l’occurrence entre le salafisme quiétiste, politique et révolutionnaire.
«La plupart des salafistes appartiennent à ce qu’on appelle la branche quiétiste» (ou piétiste), note Le Monde. Cette branche ultra-orthodoxe a une approche littéraliste de l’islam : elle entend respecter les préceptes religieux à la lettre. Elle ne s’intéresse en principe pas aux questions politiques. Les quiétistes «sont pacifistes et ne cherchent pas à changer la loi, même s’ils n’en reconnaissent pas la légitimité» (Le Monde).
Vient ensuite le salafisme politique qui «reprend la lecture religieuse du salafisme quiétiste, mais prône la nécessité de s’organiser en partis politiques» (Le Monde des Religions).
Reste le salafisme révolutionnaire, ou mouvance djihadiste, qui «partage l’approche littéraliste et ultra-conservatrice du salafisme quiétiste». Mais il «considère que le changement passe non pas par l’éducation religieuse, mais à travers l’action armée et l’usage de la violence» (Le Monde des Religions).
En clair : les trois courants du salafisme ont une matrice idéologique commune. Ils prônent la charia (loi islamique), refusent la mixité homme-femme et sont partisans du port du niqab (voile intégral), voire de l’abaya (manteau noir couvrant le corps). Mais ils ne s’en jettent pas moins des anathèmes à la figure. Ils se sont déjà opposés militairement comme au Pakistan dans les années 80. Après les attentats à Paris en novembre 2015, les salafistes «étaient nombreux sur les réseaux sociaux, y compris parmi les plus radicaux, à (…) dénoncer» ces attaques, observe Le Monde. Les mêmes sont «régulièrement attaqués sur l’EI sur les réseaux sociaux, puisque leur littérature constitue une forme de concurrence à sa propagande.» (L’Express)
Djihadisme et terrorisme en France vus par les chercheurs en sciences humaines
Plusieurs parmi les plus grands chercheurs français s’opposent sur l’analyse des origines du djihadisme et la lecture des évènements terroristes en France ces dernières années. Parmi eux : Gilles Kepel (Sciences Po), Olivier Roy (Institut universitaire de Florence), François Burgat (CNRS). La polémique a dépassé les cercles universitaires et débordé dans la presse avec des noms d’oiseaux et des termes fort peu scientifiques: «Rastignac professionnel», «sophismes modernes», «paresse intellectuelle»…
Médiatiquement, cette polémique a commencé avec la publicité autour de la formule d’Olivier Roy à propos des terroristes : «Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité». En clair : la vague terroriste qui a frappé la France et la Belgique serait davantage liée à une révolte générationnelle qu’à une question religieuse : «La plupart» des activistes violents «sont des jeunes issus de la seconde génération de l’immigration, radicalisés récemment et sans itinéraire religieux de long terme», explique le chercheur dans un article du Monde (lien payant).
Pour Gilles Kepel, ces idées sont «des élucubrations coupées de la réalité». Lui voit dans les attentats djihadistes de 2015-2016 une «jonction» (exposée dans le journal suisse Le Temps) entre la situation au Proche-Orient et les banlieues françaises.
«Personne ne se rend en Syrie uniquement par le biais d’internet. Cela passe par la progression du salafisme comme modèle de rupture en valeurs et culturelle. La porosité entre salafisme et djihadisme demeure grande, même si les salafistes affirment ne pas être violents. Culturellement, les djihadistes sont des salafistes. Parmi ces derniers, certains passent au combat armé, certains autres attendent les instructions de l’Arabie Saoudite», estime le professeur de Sciences Po dans une interview à L’Humanité. «Le problème du salafisme est la rupture en valeurs avec les normes de la société ambiante. Et à partir du moment où vous êtes en rupture en valeurs, le substrat du passage à l’acte est là, même s’il n’a pas toujours lieu», dit-il dans son interview au Temps.
«Je ne crois pas à cette doxa de l’antichambre. Parce qu’il faudrait alors montrer qu’il y a une continuité entre la société salafisée et les jeunes radicaux djihadistes. Or ces jeunes ont un mépris complet pour celle-ci», rétorque Olivier Roy dans Le Monde. «Nous ne sommes pas dans une guerre des cultures (…) mais dans une guerre des valeurs. Le conflit n’est pas entre les Lumières et l’islam, mais entre les valeurs» des années 60 (féminisme, droits des LGBT, liberté sexuelle, avortement…) «et les valeurs conservatrices que défendent aujourd’hui les religions».
De son côté, François Burgat, reproche (notamment sur le site Rue89) à Olivier Roy de «dépolitiser» les actions des djihadistes, de «disculper nos politiques étrangères» et de rejeter une approche «tiers-mondiste». Ce dernier refuserait de prendre en compte la situation géopolitique du Proche-Orient, «les contre-performances de la République en matière d’intégration, son passé colonial ou les errements de ses politiques dans le monde musulman».
Ego, pouvoir, renommée et fonds publics…
Au-delà de ces différences d’approches, et de manière plus terre à terre, on peut voir dans ces débats «une bonne guerre d’ego sur fond de pouvoir et de renommée», observe un (excellent) article de Libération. Sans parler des gros tirages pour les livres vendus. Et de l’attribution des sommes importantes débloqués dans l’après-2015 par les pouvoirs publics et destinés financer des projets de recherche dans le domaine des sciences sociales… Objectif : élaborer, dans l’urgence, «le concept-clé qui permettra de saisir les ressorts de cette génération de terroristes qui frappe Paris comme Bruxelles». Un concept permettant de «comprendre ce dernier avatar de violence politique, non pour l’excuser (…), mais pour le prévenir et le combattre».
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