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La Jordanie peut-elle rester un îlot de stabilité face au «califat» de l'EIIL ?

Le Royaume de Jordanie est encore un îlot de tranquillité dans un monde arabe en pleine effervescence. Deux de ses principaux voisins, l’Irak et la Syrie, sont en pleine guerre avec des conséquences potentielles importantes sur sa stabilité. D’ailleurs, les djihadistes de l’EIIL ont déjà menacé Amman.
Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Déploiement militaire jordanien à la frontière entre la Jordanie et l'Irak, le 26 juin 2014. (SALAH MALKAWI / ANADOLU AGENCY)
22 juin 2014. Après s'être emparés de Rutba, située à une soixantaine de kilomètres de la Jordanie, les combattants de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL, Isis, Dae'ch) se seraient rendus maîtres du poste de frontière de Tarbil, point de passage entre l'Irak et la Jordanie. Des renforts militaires jordaniens ont été déployés sur les 180 km de frontière, qui sépare les deux pays.
 
30 juin 2014. L'EIIL a proclamé son «califat», concept qui suppose la fin des frontières nées de la guerre de 14-18 et qui remet aussi bien en cause les limites de l'Irak, de la Syrie mais aussi celles de la Jordanie, du Liban et de la Palestine (mandataire). 
 
La Jordanie visée 
Même si la frontière semble calme, la menace sur Amman est claire. «La frontière jordano-irakienne est sécurisée. Les forces armées jordaniennes sont capables de défendre le royaume contre toute agression», a déclaré le commandant des gardes-frontières, Saber Mahayrah, lors d'une visite de presse à la frontière. «Nous ne permettrons à personne de passer clandestinement», a-t-il ajouté.
 
«D'un point de vue géographique, l'Etat islamique est déjà parfaitement opérationnel en Irak et en Syrie. Il est en outre présent  mais caché  dans le sud de la Turquie, semble avoir établi une présence au Liban, et a des partisans en Jordanie, à Gaza, dans le Sinaï, en Indonésie, en Arabie Saoudite, et ailleurs», estime cependant Charles Lister, chercheur associé à Brookings Doha.
 
Le sort du royaume
Directement mis en cause par la notion de califat, le royaume de Jordanie est visé par les théories de l'EIIL. «Aujourd’hui, l’idée des djihadistes, en quelque sorte, est d’essayer de retourner à l’ensemble de ce qu’on appelle la "communauté des musulmans", l’Umma, une reconstitution en quelque sorte mythique parce que finalement, ça reste une utopie», analyse cependant Gérard Challiand. «Pour commencer, en Orient, ça serait Syrie-Liban-Jordanie-Irak, et si possible la Palestine, donc Israël. Ainsi, c’est un rêve creux. Ils n’arriveront pas à le réaliser. Les résistances sont considérables. La plupart des Etats, qui existent depuis maintenant pratiquement un siècle, ont un socle. Un Syrien, ce n’est pas un Irakien.» 

Le site de la chaîne Al Arabya affirme même que des tentatives d'infiltrations des djihadistes en Jordanie ont échoué. Pourtant la Jordanie est un pays essentiellement sunnite, comme les leaders de l'insurrection djihadiste de Syrie ou d'Irak, qui combattent des régimes dominés par des chiites. Le roi Abdallah II, le souverain jordanien, avait même été l'un des premiers à parler de «croissant chiite» en évoquant l'Iran, l'Irak, la Syrie et le Liban. Il est vrai aussi que l'on accuse souvent l'Arabie Saoudite ou le Quatar de financer les combattants anti-Assad... Des combattants qui ont du mal à être contrôlés.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, semble moins optimiste, même si ses propos ont une portée très politique et liés aux problèmes d'Israël. Il s'est en effet inquiété de «la vague puissante déclenchée par l'EIIL, qui peut se diriger vers la Jordanie en très peu de temps».

Selon les médias israéliens, les responsables de l'Etat hébreu s'alarment d'une possible déstabilisation du régime jordanien en cas d'infiltration de combattants de l'EIIL d'Irak en Jordanie. Le Premier ministre israélien en a profité pour justifier son refus d'un déploiement de forces palestiniennes dans la vallée du Jourdain, en Cisjordanie, face à la Jordanie. «Il faut comprendre que dans tout futur accord avec les Palestiniens, Israël devra continuer à conserver le contrôle sécuritaire des territoires s'étendant jusqu'au Jourdain et ce, pendant une très longue période», a prévenu M.Netanyahu.

Le roi Abdallah II et Barack Obama aux Etats-Unis en 2014 (BRENDAN SMIALOWSKI / AFP)


Un maillon faible ?
La Jordanie, qui dispose de peu de ressources, vit de sa stabilité politique. «Le Royaume possède un avantage comparatif politique qui lui donne un effet de levier financier. Son développement bénéficie de l’attention des grands pays occidentaux et des monarchies du Golfe car la Jordanie a su devenir un élément central de la stabilité du Proche et Moyen-Orient en assurant la tranquillité des frontières qu’elle partage avec l’Arabie Saoudite, l’Irak et Israël notamment», écrit l’ambassade de France à Amman.

La Jordanie est en effet très dépendante de l’étranger. Avec ses quelque 7 millions d’habitants, le pays connaît une croissance faible (2,7% en 2012) mais régulière malgré un important déficit commercial et budgétaire. Les services financiers représentent une grosse part du PIB national et la première banque arabe est jordanienne. Cette force peut ainsi se transformer rapidement en faiblesse en cas de troubles politiques. Toute déstabilisation politique provoquerait une crise économique brutale dans ce pays dont la monnaie est accrochée au dollar.

L’importance du chômage et la croissance modeste, accompagnée d’une inflation récurente, créent un sentiment d’insatisfaction dans la population.

Un pays sous tension
Opposition intérieure, guerre à la frontière syrienne, Irak en crise, situation bloquée en Israël... Le Royaume vit dans une géopolitique plus qu'agitée. Après une période de constestation assez vive avec des manifestations qui ont parfois dégénéré, le roi a repris la main avec les élections de 2013. Un peu plus de la motié des électeurs auraient participé au vote, boycotté par l’opposition. Néanmoins, cette dernière, surtout représenté par les Frères musulmans, n'a pas réussi à capitaliser sur le mécontentement d'une grande partie de la population.

Ces derniers avaient sans doute trop compté sur la chute d'Assad en Syrie pour voir les changements arriver en Jordanie. «Les Frères musulmans vont se tailler la part du lion dans la Syrie post-Bachar, la guerre civile en Irak va favoriser une révolution sunnite et avec les Frères en Egypte, la Jordanie sera entourée d'une ceinture islamiste, qui obligera le roi à lâcher prise», disait dans Le Monde en 2013 Marouan Chehadeh, patron de presse et expert de la mouvance salafiste.

Dans Le Monde, Fahed al-Khitan, éditorialiste au quotidien al-Ghad, estime que les Frères sont un peu désarçonnés : «Ils pensaient que les Américains allaient tôt ou tard lâcher le roi, alors que Washington n'a fait que renforcer sa coopération avec Abdallah II. Le discours sécuritaire est dans toutes les bouches en Jordanie, parce que, devant la menace syrienne, il faut d'abord préserver la stabilité du royaume. Or, le problème des Frères est qu'une part grandissante de la population les associe aux groupes extrémistes».

2014. Camp de réfugiés syriens en Jordanie. Le camp de Zaatari abrite quelque 100.000 réfugiés.

Le pays d'Abdallah II a toujours été présenté comme fragile. Pourtant, le royaume a jusqu'à présent réussi à traverser toutes les crises et les guerres, y compris les plus dures comme la perte de Jérusalem ou la révolte des Palestiniens en 69-70. Aujourd'hui, le roi a même intégré plusieurs Palestiniens dans son gouvernement, un signal adressé à la nombreuse population palestinienne du pays.

Mais les causes de déstabilisation intérieures restent nombreuses. La Jordanie a en effet accueilli quelque 600.000 réfugiés en provenance de Syrie. Et de nombreux Jordaniens se sont enrôlés dans les forces djihadistes. «Seuls ceux qui ne sont pas au courant ou qui sont dans le déni penseraient que l'EIIL n'a pas de partisans en Jordanie. Comment expliquent-ils la présence de 2000 djihadistes jordaniens en Syrie et en Irak?», questionne Oraib Rantawi, directeur du Centre al-Quds pour les études politiques.

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