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"Les yeux bandés, les mains attachées" : un journaliste raconte sa détention en marge des ors du Louvre d'Abu Dhabi

Les deux journalistes suisses Serge Enderlin et Jon Bjorgvinsson ont été détenus par la police d'Abu Dhabi pendant plus de 50 heures, lors de l'inauguration du Louvre. Serge Enderlin témoigne pour franceinfo des pressions de la police pour extorquer des aveux.

Article rédigé par franceinfo - Hugo Cailloux
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Le soleil se couche sur le Louvre d'Abu Dhabi, pendant son inauguration, le 8 novembre 2017, sur l'île de Saadiyat, aux Emirats arabes unis. (KARIM SAHIB / AFP)

"Ma famille était morte d'inquiétude." Les journalistes suisses Serge Enderlin et Jon Bjorgvinsson ont été arrêtés par la police d'Abu Dhabi (Emirats arabes unis), jeudi 9 novembre, puis détenus pendant deux jours, sans moyen de communication avec l'extérieur. Serge Enderlin témoigne pour franceinfo. Il a subi deux interrogatoires de onze heures et de neuf heures de suite, avec des "menaces répétées". 

De son côté, les Emirats arabes unis assurent que les journalistes ont été arrêtés parce qu'ils étaient entrés "sans autorisation", dans une zone "sécurisée". Pourtant, la teneur des questions des policiers "n'avait rien à voir avec un interrogatoire de police", assure Serge Enderlin à franceinfo.

"L'ambiance est sympa"

Tout commence le mercredi 8 novembre, lorsque les deux journalistes de la chaîne publique de télévision suisse RTS viennent tourner un reportage à l'occasion de l'ouverture du Louvre d'Abu Dhabi. Au lieu de suivre le cortège officiel, qui déambule dans le bâtiment dessiné par Jean Nouvel, ils veulent se rendre à l'extérieur.

On veut montrer les travailleurs immigrés pour les mettre en contrechamp du bling-bling du Louvre.

Serge Enderlin

à franceinfo

"La réalité des ouvriers qui viennent du sous-continent indien n'est pas tellement rose", poursuit le journaliste. Les deux collègues sortent du centre-ville. Ils savent "qu'ils ne font pas quelque chose de légal, mais rien d'illégal non plus, poursuit-il. On ne se cache pas." Certains travailleurs répondent à quelques questions simples. Ils travaillent sous 38 °C pour assouvir la "frénésie" de construction de l'Emirat. "On tourne des images en voiture, puis on descend", raconte le journaliste. Ils tombent alors sur un attroupement –le marché du quartier de Mussafah, à 30 km du centre-ville d'Abu Dhabi– où les travailleurs présents les invitent à le visiter.

"L'ambiance est sympa, poursuit Serge Enderlin. Ça vend de tout et de rien, des fruits, des légumes, des sandalettes en plastique. Il n'y a que des hommes, et certains viennent se présenter. Il y a des électriciens, d'autres font du béton." Les discussions ne vont pas plus loin, assure-t-il.

"Ils nous mettaient une pression infernale"

C'est là qu'un policier des autorités locales vient les voir "pour nous interpeller". Ils attendent deux heures, puis sont transférés dans le commissariat de quartier. Les deux journalistes ne sont "pas du tout inquiets". "Tous les deux, on a travaillé dans des pays parfois difficiles, explique le rédacteur. En général, ça donne lieu à des confiscations de matériels, mais ce n'est jamais rien d'inquiétant. Donc on attend".

Les forces de l'ordre les emmènent dans un plus grand centre de police, le Central Investigation Department, dans le centre-ville. Leur matériel de tournage est confisqué.

On nous prend nos téléphones, et là on se dit : 'Oups, on ne peut plus communiquer avec l'extérieur.'

Serge Enderlin

à franceinfo

Lors de leur transfert, ils ont tout de même le temps de prévenir leurs familles, mais n'auront plus aucun contact avec l'extérieur jusqu'à leur libération, près de 50 heures plus tard.

Les interrogatoires sont effectués par "une trentaine de personnes". "Ils nous mettaient une pression infernale", se souvient Serge Enderlin. Ils sont séparés, dans des vestibules, au premier étage d'un immeuble de bureaux modernes. La première nuit, raconte Serge Enderlin, l'interrogatoire dure onze heures de suite. La deuxième, il dure neuf heures. Le reste du temps, ils sont surveillés par un gardien népalais. "Nous n'avons pas subi de souffrances physiques", assure le journaliste.

Leurs téléphones portables fouillés

Certains interrogatoires "sont extrêmement durs". La pression psychologique devient intense. Au début, Serge Enderlin "refuse de donner son code de téléphone portable". Puis il cède. "Je ne savais pas comment réagir. Je me suis dit qu'il n'y avait rien qui les concernait dans mon téléphone, rien de compromettant." Les policiers ne sont pas intéressés par les images tournées par les deux journalistes. "On a dû insister pour qu'ils les voient. On voulait leur montrer qu'il n'y avait rien dessus".

Les policiers ont trois obsessions, assure-t-il. Ils veulent savoir s'ils travaillent pour "l'Iran, le Qatar, ou Human Rights Watch [une association internationale de défense des droits humains]", liste le Suisse. Selon le journaliste, les policiers les forcent à lâcher des aveux.

On a signé des papiers en arabe, dont on nous promet que ce sont nos dépositions, mais dont on ne connaît pas le contenu.

Serge Enderlin

à franceinfo

Les deux journalistes sont aussi filmés. "On devait reconnaître qu'on avait enfreint la loi des Emirats, qu'on a porté atteinte à l'image du pays, en anglais, face caméra", relate Serge Enderlin. "Les interrogatoires étaient très longs, mais je ne sais pas pourquoi ils les ont faits", explique-t-il. Il émet trois hypothèses. "Soit ils ne veulent plus de journalistes et voulaient faire peur à mes collègues, soit la région est sous tension et ils étaient dans un délire paranoïaque, soit, et c'est plus probable selon moi, il s'agit d'une bavure, et ils se sont faits un film."

"Les yeux bandés, les mains attachées"

Les deux journalistes sont enfin transférés à l'aéroport. "Ça a été le pire", souffle Serge Enderlin. Au lieu de durer quelques dizaines de minutes, le trajet a duré trois heures. "On avait les yeux bandés, mains attachées, à l'arrière d'un fourgon avec des cellules individuelles". "Pourquoi nous mettre dans ces conditions alors qu'on va nous libérer ?" grince-t-il. Les deux journalistes finiront par être libérés à l'aéroport. Ils ont pu revenir dimanche matin en Suisse. 

"Nous ne remettrons plus les pieds dans les pays du Golfe", concède-t-il. Dans un communiqué, l'organisation Reporters sans frontières (RSF) a condamné "la disproportion du traitement", ainsi que "la pratique d'intimidation" subie par les journalistes suisses. L'association demande la "restitution immédiate" du matériel confisqué lors de l'arrestation.

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