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Les "grandes oreilles" de la France toujours à l’œuvre en Libye

Une enquête exclusive de Benoît Collombat, en partenariat avec "Libération", sur la complicité d’une entreprise française dans la surveillance des opposants libyens. Elle révèle de nouveaux éléments sur le caractère massif de cette surveillance sous Kadhafi.
Article rédigé par Benoît Collombat
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
  (La société Amesys, installée dans le parc d'activités d'Aix-en-Provence, avait été accusée par le "Wall Street Journal" d'espionnage informatique au profit du gouvernement libyen. © MaxPPP)

Des documents internes aux services de renseignements libyens ont été découverts par les juges qui enquêtent sur la société française Amesys, une entreprise soupçonnée de "complicité d’actes de torture" pour avoir vendu à la Libye, un programme dénommé Eagle. Ce système a permis au régime de Kadhafi de traquer les opposants sur internet et les réseaux sociaux. Des accusations contestées par Amesys.

Les services de sécurité établissaient des dossiers à partir d’e-mails

Ces nouveaux documents révèlent un véritable quadrillage des communications : mails de personnes qualifiées de "cibles", fiches nominatives de Libyens à surveiller, avec la mention : "programme Eagle". Une avancée considérable dans l’enquête pour l’avocate de la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme), Clémence Bectarte : "On a aujourd’hui la preuve matérielle, la preuve documentaire, que les services de sécurité établissaient des dossiers de renseignement à partir d’adresses mails qu’ils surveillaient en temps réel, autour d’individus qu’ils avaient particulièrement dans leur viseur. C’est sur la base de ce travail de renseignement que les gens ensuite étaient arrêtés et torturés."

Un Libyen arrêté et torturé : "Ils savaient déjà tout sur moi !"

Parmi les adresses de ces personnes ciblées, les juges ont notamment retrouvé le mail de l’un des Libyens qui a porté plainte en France. Nous l’avions rencontré, il y a deux ans. Lorsque les services libyens l’arrêtent en janvier 2011, ils lui montrent l’un de ses mails, et lui réclament son mot de passe : "J’ai dit que ce n’était pas moi qui avait envoyé cet e-mail. Ils m’ont alors torturé : décharges électriques envoyées dans tout le corps, mains attachées dans le dos. Au bout de deux jours, je n’en pouvais plus. J’ai craqué et leur ai donné mon mot de passe. J’ai avoué que c’était bien mon e-mail. Ils m’ont alors dit : 'Mais on le sait depuis le début que c’est ton e-mail !' Ils m’ont montré un dossier dans lequel il y avait quantité de mails que j’avais envoyés, et m’ont bien fait comprendre qu’en fait, ils s’en fichaient d’avoir mon mot de passe, car ils savaient déjà tout sur moi !

 

  (Cellule de la prison de Kowafia à Benghazi en 2011. © Armangue Bernat/AP/SIPA)

 

Un témoignage qui n’est pas isolé : cinq autres Libyens sont également parties civiles. Le dernier témoignage en date est celui d’Alsanosi Fonaas, un Libyen de 36 ans, détenu et torturé quatre-vingt-neuf jours à Benghazi. Il réussit finalement à quitter la Libye pour les Etats-Unis.

Ses communications ont été aussi interceptées : "Ils m’ont montré mes échanges mails et Facebook, puis ont pris un ordinateur et m’ont dit : 'Ecoute ça, maintenant !' C’était une de mes conversations par Skype avec un de mes amis aux Etats-Unis. On parlait du régime de Kadhafi. Toutes les personnes en prison   plus de 300 au total   étaient là à cause de leurs communications internet. Ceux qui m’ont interrogé m’ont demandé : 'Quand est-ce que tu as vu le soleil pour la dernière fois ?' 'Hier' leur ai-je répondu. Alors, on m’a dit : 'Et bien c’était la dernière fois que tu as vu le soleil !' C’est si difficile d’oublier ce qui s’est passé. Cette histoire a changé ma vie : j’ai perdu mon travail, ma maison, en Libye. J’ai tout perdu. Mais je suis vraiment chanceux d’être toujours en vie ."  Ce témoin a été entendu il y a trois mois par le juge Claude Choquet.

Un témoin ouvrant une nouvelle piste pour l'enquête

Selon Alsanosi Fonaas, son propre frère aurait, lui aussi, été arrêté et torturé, mais bien après la chute de Kadhafi, en février 2015, dans une Libye en plein chaos : "Ce système existe toujours. Le régime de Kadhafi est effectivement tombé, il appartient au passé, mais pas son système de surveillance. Mon frère a été arrêté à Benghazi simplement parce qu’il avait communiqué avec moi sur Facebook. Ils lui ont fait écouter ses échanges avec moi grâce à l’application Viber. Et comme avec moi, ils lui ont dit : 'Nous avons la technologie pour écouter toutes tes conversations.'"

Un témoignage qui n’étonne guère l’ancien diplomate, spécialiste de la Libye, Patrick Haimzadeh : "Les deux grandes milices qui, manifestement, ont arrêté, torturé ou supervisé les interrogatoires de ce monsieur sont, effectivement, des milices constituées en grande partie de cadres de l’ancien régime de Kadhafi. Ce n’est donc pas du tout surprenant que ce soient ces gens-là qui utilisent ce type d’équipement et adoptent les mêmes méthodes que sous l’ancien régime. "

Le frère d’Alsanosi Fonaas, réfugié en Tunisie, doit être entendu vendredi 25 mars 2016 par les juges français.

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