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Jean-Paul Mari: «C’est écrit»

Jean-Paul Mari est écrivain et grand reporter au «Nouvel Observateur». Amoureux des belles lettres et de leur expression sur le papier, celui qui fut prix Albert Londres en 1987 nous interpelle sur l'écriture, comme vecteur de l'information.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 30min
Le journaliste du «Nouvel Observateur», Jean-Paul Mari. (FTV)
«A chaque fois que j’écris un mot nouveau, en quoi suis-je semblable au scribe, au mandarin ou à l’enfant?», s’interroge Gérard Pommier, spécialiste de l’écriture.
A chaque fois que j’écris un reportage, en quoi suis-je semblable au scribe d’hier, à l’enfant d’aujourd’hui et au journaliste de demain? Qu’est-ce qui est commun et unique entre nous?
Que reste-t-il de l’incendie de la cathédrale de Reims sinon un texte? De la Guerre d’Espagne, notre mémoire nous renvoie à un tableau de Guernica, une photo de Frank Capa, un article de Saint-Exupéry sur le bombardement de Madrid ou un à roman d’Hemingway. S’il n’y a pas une façon unique de dire le monde, en quoi écrire est-il différent?

Quand il ne reste que la lettre ─ ces caractères serrés sur une page blanche ─, impossible de s’abriter derrière du son, une photo, une image vidéo. Le reporter qui écrit devient, l’unique média, sans intermédiaire, à sa grande liberté mais à sa très grande charge. L’écriture n’est pas la simple transcription d’une idée, ni la compilation par des signes, de noms, de faits et de statistiques. Il ne s’agit pas seulement de nommer et numériser, sinon les notes de notre carnet de reportages suffiraient amplement. Ecrire ce n’est pas mettre ses notes au propre mais bien entrer dans une forme de perception et d’expression. L’écriture, c’est autre chose.

C’est d’abord sortir du cadre. Le témoignage qui n’est pas gravé sur la bande magnétique du reporter radio n’existe pas vraiment. Nous avons tous, en creux dans notre mémoire, ces fabuleuses photos perdues du débarquement en Normandie à cause d’un mauvais bain de laboratoire. Et les professionnels de télévision rappellent souvent une de leurs règles: «Pas d’images, pas d’histoire.» L’écriture offre une extraordinaire liberté, en ouvrant tous les champs du possible. En s’affranchissant du support technique, elle permet de restituer la parole, l’image, l’idée, le sentiment. Elle a cette fonction miraculeuse de rendre visible ce qui est invisible. D’ailleurs, elle a été faite dès l’origine pour laisser des silences dans les mots, entre les phrases, silences que le lecteur doit savoir lire et deviner. En arabe, celui qui ne sait pas que le livre se dit Kitab ne peut pas déchiffrer le mot, K.T.B, donné en trois consonnes seulement. A travers ces espaces silencieux, chaque mot sort du cadre et peut prendre un autre sens.

L’image, dictatoriale, s’impose au téléspectateur ; le lecteur, lui, décide. Quand j’écris pour raconter, le texte à peine jeté sur le papier m’échappe et acquiert son existence propre. En le découvrant, le lecteur va se l’approprier, au travers de ses propres angoisses, de ses phobies, de ses passions, de sa mémoire. Il va recréer une histoire à son gré. Il peut décider d’abandonner la lecture, être interrompu, sauter des lignes, demeurer hermétique à une idée ou revenir longuement sur une phrase, lire et relire. Il va parfois deviner ce que le journaliste n’a pas su ou n’a pas pu dire. Il mâche le verbe, le fait sien, le réincarne. Les Kanaks de Nouvelle-Calédonie disent à leur façon qu’il «faut manger la parole».

Le scribe égyptien savait lire parce qu’il était initié, il savait deviner, opérer le tri, la bonne lecture, suivre cette frontière terrestre entre le visible et l’invisible, celui du langage et celui des dieux. Les Mayas du Yucatan sont allés plus loin encore en appelant leur écriture, «Ak’ab T’sib», l’Ecriture de la Nuit, le savoir obscur. Quand on sait qu’un même glyphe, un même signe, peut désigner six ou sept objets différents et qu’un même son peut s’écrire avec plusieurs glyphes, on comprend que pour lire un Codex Maya, sorte de reportage de l’époque, il faut déjà connaître l’histoire, l’environnement et le sens du mot présenté. L’initiation à l’écriture est vécue alors comme une plongée religieuse dans les profondeurs des ténèbres,  là où réside le «savoir obscur», pour en ressortir, mort d’abord mais vainqueur, ressuscité. Et devin.

Quel rapport avec un reportage de six feuillets coincés en page douze d’un quotidien national? Celui-ci: écrire, c’est malgré nous s’adonner à la divination, fouiller les entrailles pour en tirer des présages. Tous, nous avons eu, j’imagine, cette étrange impression d’avoir écrit quelque chose qui nous est étranger. Au départ pourtant, j’écris ce que je crois savoir. Mais le résultat est porteur de quelque chose dont je n’avais pas pris conscience et que le fait d’écrire, me révèle. Je découvre sur le papier que j’ai mis à jour une idée, une réflexion politique, psychologique ou esthétique, quelque chose que je n’avais pas encore formulé ou noté. Avant d’écrire, je savais pourtant ce que je voulais dire, raconter, constater. Mais une fois l’article terminé, je m’aperçois que j’ai dit autre chose, pas forcément contradictoire ou incohérent avec le projet initial, quelque chose en plus, différent, dont je n’avais pas connaissance avant de commencer à écrire.
 
L’écriture, c’est cette autre chose, une potion magique et incertaine qu’on touille pendant des heures ─ Que le temps file quand on rédige ! ─ sur le réchaud à charbon de son ordinateur. Bien sûr, les ingrédients nous semblent connus au départ et il y a des règles pour ne pas carboniser la préparation. Surtout, les grands inquisiteurs d’une rédaction parisienne nous ont impérativement fixé la quantité de signes à servir et l’heure limite de bouclage avant expiration. Mais qui peut dire aux premières lignes quelle sera la couleur de l’article, son goût exact et l’effet sur le consommateur? Mystère.

Roland Barthes se demandait si l’écriture n’était pas «la projection énigmatique de notre propre corps?». Est-ce que le reportage que nous racontons ne serait pas la projection énigmatique de notre propre histoire? Chaque phrase rédigée peut-être influencée par notre humeur du moment, une mauvaise fièvre, la mémoire immédiate des choses ou un passé profondément enfoui, l’effet de la pleine lune cette nuit-là ou d’un rayon de soleil qui fait exploser la grisaille de l’hiver sur votre bureau, du galop des minutes et des heures qui filent alors que le bouclage approche, angoissant, comme une ligne rouge, une petite mort intérieure qui est aussi l’acte de naissance d’un article. Quand j’ai appris au moment précis d’écrire les premières lignes d’un reportage à Timor, que mon meilleur ami venait de mourir brutalement à dix mille kilomètres de moi, que je ne pourrais pas être à ses obsèques et que mon article devait être transmis à Paris avant la fin du jour, je ne suis pas sûr que la sonorité de mon papier aurait été la même après une nuit de repos sans douloureuse nouvelle.

Celui qui écrit ne contrôle pas tout. Il fait comme il peut. Il accomplit le rite. D’ailleurs, chez les Indiens, «chaman» veut dire «celui qui fait».
Des chercheurs ont découvert, gravés sur les parois de Saqqarah en Egypte, des textes magnifiques, les «Textes des Pyramides», le plus vieux corpus religieux du monde. Ecrire était là un acte éminemment créateur puisqu’on pense que ces textes, préexistants aux pyramides, ont guidé la conception et la construction des futures tombes pharaoniques. Ces signes à la structure minuscule, écrits, inscrits et projetés, sont devenus de monumentales pyramides. Ici, l’écriture est devenue architecture. Plus encore : ces textes gravés au cœur de la tombe du souverain sont faits pour être lus à haute voix par un grand prêtre qui va incarner, matérialiser la chose écrite. Qu’il lise, qu’il dise un «boisseau de blé, une miche de pain, une jarre de vin» et la nourriture prendra corps et substance, elle deviendra réelle et le pharaon défunt l’emportera pour se nourrir pendant son grand voyage dans le monde des morts.

Quand nous parvenons, trop rarement, à raconter un massacre oublié en Afrique, un personnage extraordinaire en banlieue ou un moment de grâce fugitive au bord du Mékong, nous révélons, nous faisons exister, nous donnons, à notre façon, une petite bouchée de nourriture à celui qui lira et qui l’emportera avec lui au fond de sa mémoire. Ecrire, c’est bien autre chose. Et dans cet autre chose, il y a un acte qui transforme, sans notion de bien ou de mal. Un acte magique.
 
Ecrire, c’est effacer. Et effacer, c’est encore écrire. Pas seulement pour biffer un mot impropre, une phrase maladroite ou affiner une idée. Au Moyen Age, par manque de manuscrits, les moines ont gratté les parchemins anciens pour pouvoir les réutiliser : des palimpsestes. Certains textes précieux ont été perdus pendant des siècles, d’autres à jamais, parce qu’un scribe obscur avait besoin de gommer pour écrire. Tout palimpseste est une énigme, un parchemin effacé qui dit une chose et en cache une autre. A l’ère moderne, après avoir essayé des réactifs chimiques dont la plupart ont carrément détruit toute inscription, l’emploi des ultraviolets sur palimpseste a fait réapparaître certains de ces textes effacés. Ainsi, on a pu lire le Traité des corps flottants d’Archimède et les «chroniques-reportages» oubliés de Plaute, Cicéron, Tite-Live, Ovide ou Pline l’Ancien.

Un lettré musulman parle du désert comme d’un palimpseste. Là où il y avait autrefois de la vie, des animaux, de la végétation et de l’eau, la sécheresse est venue donner un lent coup de chiffon sur le tableau. Ne reste que le sable et quelques vestiges. L’hiver dernier, en traversant le désert africain d’ouest en est, je me demandais pourquoi ces étendues nous impressionnent tant. D’où venait ce puissant magnétisme, ce sentiment quasi-religieux qui émane du désert nu et nous fait écrire des tonnes d’articles à partir de ce «rien» apparent? Le lettré arabe doit avoir raison : le voyageur devine sans le savoir ce qui a été écrit puis effacé sur le sable. Et c’est cela qu’on évoque en racontant le désert. Quelqu’un a dit que la page blanche elle-même contenait déjà le texte qui a été effacé et que notre angoisse de la page vide ─ quel abîme ! ─, était la peur de ne pas retrouver le texte original.

Tous, nous écrivons des palimpsestes ; tous, nous écrivons des choses qui seront effacées ; tous, nous participons à l’écriture du désert. Rien ou si peu ne restera visible. Et, paradoxe,  tout restera toujours présent. 
«Sois un scribe, et mets ceci dans ton cœur pour que ton nom ait le même sort : plus utile est un livre qu’une stèle gravée ou qu’un mur solide. Il tient lieu de temple et de pyramide, pour que le nom soit proclamé.
L’homme périt, son corps redevient poussière, tous ses semblables retournent à la terre, mais le livre fera que son souvenir soit transmis de bouche en bouche.
Mieux vaut un livre qu’une solide maison ou bien qu’un temple dans l’Occident, mieux qu’un château fort encore, ou qu’une stèle dressée dans un sanctuaire...
Ils ont passé les savants prophètes et leurs noms seraient oubliés si leurs écrits ne perpétuaient leur souvenir...»
 (Extrait du Papyrus de Chester Beatty IV).
Ecrire, c’est laisser sa trace même quand elle est invisible.
 
On écrit pour éterniser disaient les Egyptiens, pour recenser le monde et le garder en ordre croyaient les Sumériens, pour explorer le mystère de la création songeaient les indiens Mayas, pour s’unifier à l’univers pensent les Chinois qui ont inventé les idéogrammes silencieux. Pour eux comme pour beaucoup d’autres, au commencement de l’homme était le signe. C’est l’histoire mythique de Cang Jié, doté d’une double paire d’yeux, symbole de la clairvoyance surnaturelle de l’écriture qui dépasse les jeux trompeurs de l’apparence pour atteindre la vérité de l’univers. C’est lui, Cang Jié, qui dérobe ce que seul le ciel était autorisé à posséder. Et les dieux chinois restent stupéfaits et furieux qu’il ait osé ─ comme Prométhée ─, voler le feu de l’Ecriture. Dans leur grande sagesse, ils décideront de promouvoir les hommes en demi-dieux et l’affaire s’arrêtera là. Mais l’enseignement est clair : l’écriture est une forme de démesure. Et cette pratique quasi divine nous condamne à l’humilité de l’artisan. Pour qui nous prenons-nous quand nous écrivons un reportage sur le sens d’une guerre ou le devenir d’un pays? Ou, plus simplement, les accusations d’un village du Jura sur la moralité d’un instituteur? Ecrire donne souvent froid dans le dos.
 
Ecrire, c’est s’exposer à mentir. On connaît l’histoire des morts de Timisoara. Les images étaient mensongères. Pas parce qu’elles portaient le mensonge mais parce que les images ne portent rien et peuvent donc être lues selon le désir ou l’engagement de chacun. Timisoara pouvait-être soit un abominable massacre témoin des dizaines d’années de dictature communiste sanglante et de la lutte des peuples pour s’en libérer ; soit, plus prosaïquement, un alignement mis en scène de corps grossièrement autopsiés dans l’hôpital de province d’un pays physiquement et politiquement décati ; soit... tout ce qu’on veut! Qu’est-ce qui différencie un charnier à Mostar d’un autre dans Kisangani l’Africaine? Après quelques jours, les vêtements et la peau des morts ont la même couleur. L’image seule ne dit souvent pas grand-chose ; il faut lui donner un sens. Elle n’est pas mensonge ou vérité, elle est ce qu’en fera le journaliste de télévision. Tout cela est connu.

Pour celui qui écrit, la chose est sensiblement différente. Sans sons, sans images spectaculaires, l’impact est infiniment moins fort. Sans support de l’image, donc sans écran visible entre lui et le réel, il est nu, seul entre l’objet du reportage et le lecteur. La citation d’un témoin est elle-même un choix. L’écrire, c’est la justifier «sans forcément l’approuver», en accordant à ces paroles une importance parmi le flot des propos recueillis. Du coup, quand mon texte ment, c’est moi qui mens. Personne d’autre. Et le reportage n’y change rien. Rapporter n’est pas s’en remettre ; reporter n’est pas innocent. Raconter une histoire, c’est déjà en faire un évènement. Le texte demeure, il peut être lu, relu en l’état, quel que soit le contexte où on l’a écrit ─ ému, épuisé, enthousiasmé ─; il peut être vérifié à la lumière de nouvelles informations, mis à l’épreuve, quelques heures à peine ou quelques années plus tard.

Ecrire, c’est s’exposer à être lu. C’est prendre un risque fou. Etre à la fois  inconscient et aveuglé par la vanité de croire que ce qu’on rapporte est «vrai» ou plutôt, toujours exact et cohérent. Quand on se trompe et que notre erreur éclate, alors peu importe qu’on ait été victime d’une intoxication, de notre orgueil à affirmer, de notre impatience à dire ou de notre inculture. Peu importe de savoir que rares sont les reporters qui n’ont jamais achoppé. Peu importe parce qu’on porte cette chose en nous longtemps, comme une mauvaise action, comme la pièce d’argent de Jean Valjean volée au gamin sur le chemin. J’ai un vieux contentieux avec moi-même, un article d’investigation et le témoignage «capital» d’un homme de l’ombre au Moyen-Orient. Il était en partie faux, manipulé. Du bon travail d’intoxication classique de services secrets. Le temps a passé et tout le monde a oublié. Pas moi. Et je traîne dans ma poche cette sale pièce d’argent volée aux lecteurs. Avec les années qui passent, je me suis pris curieusement à apprécier cette pièce souillée, à la caresser souvent, comme un témoin solide de notre fragilité et de notre vulnérabilité, une sorte de remède, de talisman contre notre arrogance et nos certitudes. Un échec, même unique, reste en nous. Il démontre notre irresponsabilité à croire qu’on peut dire le monde aux autres sans se tromper en permanence. En ce sens, écrire, c’est se condamner à mentir.
 
«Ecrire, c’est brûler vif... mais c’est aussi renaître de ses cendres», disait Blaise Cendrars. Brûler, c’est douloureux et l’écriture est souffrance. Les mythes le disent et il faut un sacrifice sanglant, une initiation déchirante et «neuf longues nuits percé par une lance» au Dieu Odin pour qu’il réussisse enfin à rassembler l’écriture Runique. Trois mille ans avant Jésus-Christ, les scribes sumériens, anciens habitants de la Mésopotamie, faisaient eux, déjà, leur constat de la difficulté à écrire : «De tous les métiers humains dont le Dieu Enlil a nommé les noms, il n’a nommé le nom d’aucun métier plus difficile que l’art du scribe... » Et tout reporter d’expérience se revoit, réfugié dans sa chambre d’hôtel lointain, adulte désemparé courant après une pomme introuvable, un paquet de cigarettes, des litres de café ou d’autres substances moins autorisées, transmuté en un être hagard et obsessionnel, occupé à retarder de quelques heures la rédaction des premières lignes de l’article maudit !

Ecrire, c’est aussi brûler vif quand on a du mal à se débarrasser de ce qu’on a vu. D’abord, parce qu’il faut attendre. Si l’infarctus guette l’envoyé spécial d’un quotidien, c’est l’ulcère qui attend souvent le reporter d’un hebdomadaire. Il peut parfois se passer plusieurs semaines entre un long reportage, le retour à Paris, la programmation de l’article et sa rédaction. Attente interminable quand il faut porter en soi des images qui nous ont submergés et continuent à faire leur chemin, à nous labourer de l’intérieur. La tragédie collective d’une guerre ou d’une famine, le visage d’une femme victime d’un viol, un village détruit où on a dormi, les mots d’un gamin des rues, un geste de désespoir, une image sale, tout s’agglutine à notre propre peur, cette fatigue, cette douleur qui nous a accompagné. Ecrire, c’est faire exister cette part d’horreur, la ramener à la surface, revivre une douleur intérieure, la commettre une seconde fois. Il faut bien l’écrire. Parce que c’est ce qui nous différencie du simple voyeur.

Parce qu’écrire et réécrire pour essayer de se décharger de tout cela, pour éviter que l’horreur vue continue à creuser son tunnel souterrain en nous, son travail nuisible et destructeur. Ecrire et réécrire devient une façon de s’allonger sur le divan, de dire et de redire la chose indicible, pour amoindrir la force de cette vague qui vous soulève le cœur. Ecrire parce que la «chose» peut ainsi prendre son indépendance, vivre enfin en dehors de nous, partagée, réappropriée par le lecteur. Que je disparaisse, que j’abandonne ensuite la plume de reporter pour devenir chroniqueur hippique ou jardinier, peu importe! La «chose» est écrite et l’évènement ne m’appartient plus. Elle s’appartient. Elle existe en soi. Mais il faut d’abord écrire. Ecrire l’horreur ou l’émotion, c’est la revivre, en souffrir et s’en décharger en partie. Ecrire le bonheur, c’est plus rare, c’est se faire soulever de joie sur sa chaise. On ne peut écrire dans l’indifférence.
 
Ecrire, c’est forcément s’impliquer. D’abord aller jusqu’à l’endroit des faits, voir, ressentir, comprendre. Puis ensuite se souvenir, reconstruire, raconter avec un carnet de notes comme seul accessoire disponible. Ecrire, c’est se forcer à ne pas oublier, même l’irregardable. «Il faut avoir payé de sa personne pour avoir le droit d’écrire», disait un écrivain. Oui, mais que faut-il dire? Et comment? Je me rappelle l’histoire de ces poilus au lendemain d’une immense et épouvantable bataille toute la nuit dans les marais poitevins où les hommes qui n’étaient pas morts, déchiquetés par les obus, avaient été engloutis par la boue sale des tourbières. Ou l’eau, la terre et le corps des soldats n’était plus qu’une même pâte informe. A l’aube, claquant des dents dans le soleil, adossés contre une butte au-dessus des marécages, leurs tuniques transformées en croûtes de terre, quelques survivants essayaient de réaliser ce qu’ils venaient de vivre. Et ils n’y pas parvenaient pas vraiment. En réfléchissant comment ils raconteraient cela un jour, tous étaient d’accord pour dire qu’ils en étaient incapables. Trop inhumain, trop irréel. «Nous sommes trop petits pour contenir tout ça.» avait conclu l’un d’entre eux.

«Que faut-il dire aux hommes?», se demandait Saint Exupéry. Quelle question! Peut-être faut-il déjà essayer de «dire les hommes», tous les hommes, partout où ils sont, ignobles ou sublimes. Le tueur de Sbrenica, le SDF devant notre porte ou le prix Nobel de poésie. «Dire les hommes», les écrire, c’est inscrire, ligne par ligne, la longue liste des invités du banquet de Platon. Celui-ci a sa place. Et celui-ci aussi. Et cet autre... oui, lui aussi. Histoire de dresser la liste des convives dont chacun est un visage de l’humanité.
 
Ecrire, c’est fragile. Et si fort.
Au Rwanda, en 1994, j’ai écrit toute une nuit un article, le premier que j’envoyais sur le génocide que je venais de voir dans le pays. J’étais à Kigali, dans une chambre d’hôtel aux murs crevés. Dehors, on tirait un peu partout, à l’arme automatique, à la grenade, au lance-roquettes. Les détonations étaient parfois si proches que je tremblais de voir mon écran d’ordinateur portable se briser sous les ondes de choc. J’ai fini par enlever mon gilet pare-éclats pour en entourer mon portable. Quand les murs tremblaient trop fort, je sauvegardais en hâte le texte déjà écrit, éteignait mon PC, le refermait et me couchais sur lui comme on protège un enfant unique. Sans lui, pas d’article. Pas d’article? Alors, à quoi bon ma présence ici. A quoi bon ma peur, les semaines à essayer de pénétrer dans ce pays, la nausée des charniers, le spectacle de ces pauvres gens découpés à la machette, ces villages vides, ces marigots comblés de corps, le défilé de ces corps gonflés dans le fleuve, toute cette inhumanité qu’il fallait dire. Je n’avais pas un seul instant l’idée que mon papier allait changer les choses ou je ne sais quelle autre prétention. Non. Mais ces signes que j’alignais sur mon écran avant de les envoyer ailleurs, là où on ne pouvait pas imaginer une saloperie de ce genre, ces signes accumulés, flottants sur un écran fragile mais posés noir sur blanc, étaient à mes yeux comme autant d’humains disparus que je ne laissais pas dans la nuit, ces signes étaient la chose la plus importante du monde pour moi à ce moment-là, comme si l’horreur une fois écrite, en sortant du non-dit, du silence, quittait forcément le domaine de l’acceptable, de l’amnésie, du crime oublié contre l’humain.

J’écrivais pour faire résonner la voix des morts, la nuit, le silence et mon désespoir, je faisais sonner les choses, comme une cloche, un tocsin, une prière d’athée dans un pays que les dieux avaient abandonné. Cette nuit-là, ces petits signes noirs sur un écran de plastique fragile étaient plus importants que tout, comme si je gravais quelques caractères minuscules sur l’énorme stèle de pierre du mémorial à venir. Oui, il fallait inscrire. Et ne pas laisser les combattants dehors faire voler mon écran en morceaux, détruire les signes écrits, tuer les mots, perpétuer leur sale besogne. Parce que l’inhumanité qui n’est pas criée à voix haute est une petite victoire définitive du mal. L’écrire et le transmettre, c’était ne pas laisser cette «chose» sans écho. Au matin, une fois envoyé mon article, je me suis mis à pleurer intérieurement. Comme si, enfin, j’étais autorisé à commencer le deuil de ce que j’avais vu. Ecrire, c’est s’acquitter d’une tâche qui est parfois plus grande que nous.
 
Les Mayas disent qu’il existait un grand livre à Xochen, un ouvrage  naturel que personne n’a fabriqué, un livre fabuleux qui mesurait un mètre carré et dans lequel tout était inscrit. Le livre tourne lui-même ses pages. Chaque jour, une nouvelle page s’ouvre et si quelqu’un veut en tourner une autre intentionnellement, il saigne parce qu’il est vivant. C’est peut-être notre tâche d’essayer de lire chaque page et de la raconter. Parce que c’est écrit.

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