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Jean-Claude Guillebaud: «Les métamorphoses du grand reportage»

Journaliste au «Nouvel Observateur», essayiste, éditeur... Jean-Claude Guillebaud a roulé sa bosse en terrains minés, d'où il a ramené de précieux témoignages. Aujourd'hui, celui qui obtint le Prix Albert Londres en 1972 pour sa couverture de la guerre du Vietnam revient sur la «médiatisation» qui s’est substituée au grand reportage.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5min
Jean-Claude Guillebaud, le 18 septembre 2003 à Paris, lors de l'enregistrement de l'émission de France 3 Culture et dépendances. Il y présentait son ouvrage «Le goût de l'avenir». (JEAN-PIERRE MULLER / AFP)

Dans les années 1970 au Vietnam, en sept années de guerre, environ quatre-vingts journalistes, surtout des photographes, étaient morts en exerçant leur métier. C’était à la fois beaucoup et relativement peu. Aujourd’hui, qu’il s’agisse des guerres de l’ex-Yougoslavie, de l’Afghanistan ou de l’Irak ─ plusieurs dizaines de journalistes tués en quelques mois ─ les reporters semblent plus exposés. Pourquoi? La guerre aurait-elle changé? La profession serait-elle devenue différente?

La réponse est oui. Pour qui a longtemps exercé ce métier, les guerres d’aujourd’hui et la couverture journalistique qu’on en fait paraissent d’une autre nature. D’abord dans leur rythme. En matière de reportage, le temps se fait court, pourrait-on dire. Il se compte désormais en heures quand ce n’est pas en minutes. Les liaisons pour l’écrit, l’audio ou l’image sont instantanées. Du coup, la «médiatisation» s’est substituée au journalisme proprement dit, tout comme l’image télévisée a très largement relégué le journalisme écrit.

Une visibilité instantanée du monde a été rendue possible par les révolutions technologiques. Ainsi une guerre «médiatisée» (elles ne le sont pas toutes) suscite-t-elle une sorte de chronique planétaire permanente, un flot d’images et de sons immédiatement diffusés sur ce qui est devenu le marché mondial de l’image. Cette couverture, à la fois mondiale, réactive et émotive de la guerre a substantiellement transformé la profession de reporter. La médiatisation s’est trouvée peu à peu incorporée à la guerre elle-même, dont elle est devenue une dimension stratégique.

L’irruption, à côté des médias traditionnels, de l’Internet a accéléré le phénomène. Et de façon vertigineuse. On peut dire que, au propre comme au figuré, l’issue d’un conflit se joue en partie sur le territoire de cette immense scène symbolique que forment les réseaux audiovisuels et la web. Et cela, en temps réel.

L’image, le son et la charge émotive qui les accompagne sont devenus, pour tous les protagonistes du conflit, un enjeu de première importance. Du même coup, le reporter n’est plus seulement un témoin distancié. Le voilà institué lui-même en acteur de la guerre. A son corps défendant, il devient comme un soldat du champ de bataille médiatique. Il «produit» un «spectacle» qui est lui-même un des champs de bataille. Il est partie-prenante, acteur, récitant. Il est, du même coup, un enjeu spécifique dont les combattants seront tentés de se servir pour peser tactiquement ou stratégiquement sur le cours de la guerre.

Voilà ce qui est nouveau. Non point les risques traditionnels ─ balle perdue, éclat d’obus, hélicoptère abattu, etc. ─, mais les menaces particulières qui visent le journaliste en tant que tel. Ce dernier peut d’abord être perçu comme un témoin gênant dont, faute d’avoir pu l’influencer, on cherchera à se débarrasser. On est là dans un cas de figure assez classique mais plus intense que jamais dans la mesure ou la menace ne vient plus des Etats mais des groupes criminels privés. C’est le cas en Colombie, par exemple, où les cartels de la drogue menacent et assassinent depuis longtemps les reporters qui enquêtent sur ce sujet.

Mais le reporter ─ et c’est nouveau ─ est aussi considéré comme un butin de guerre possible, une cible intéressante, une monnaie d’échange. Son sort devient un chiffon rouge que l’on peut agiter devant la terre entière. Là, me semble-t-il, est l’absolue nouveauté de la situation. Le destin d’otage potentiel : voilà qui fait dorénavant partie de la profession elle-même. Le kidnapping, le chantage, la «revente» médiatique : oui, le risque a bel et bien changé de nature.

Certes, il arrivait jadis qu’un reporter soit capturé. Au Vietnam, cela avait été le cas, par exemple, du français François Peloux de l’AFP, emprisonné quelques jours en 1968 par les soldats nord-vietnamiens qui venaient de prendre la citadelle de Hué. Sa capture avait été exploitée à des fins de propagande. Mais c’était là une exception relativement insolite, et sans lendemain.

Pour le reste, ni en Asie, ni au Proche-Orient, ni en Afrique, les journalistes n’étaient considérés comme des otages possibles. C’est au Liban, dans les années 1980, que les choses ont commencé de changer. Je crois bien que cette infernale guerre d’Irak, avec ses enlèvements systématiques et ses vidéos fabriquées, nous prouve que le grand reportage affronte de nouveaux défis.

Reste, envers et contre tout, la formidable passion qui habite les hommes et les femmes qui lui consacrent leur vie entière. Ça, c’est une bonne nouvelle !

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