Pourquoi la question des travailleurs détachés pose problème à la France
Les ministres du Travail de l'Union européenne se réunissent pour évoquer le dossier du travail transfrontalier, sur lequel la France se veut intransigeante.
La France montre les dents. Alors que les ministres du Travail des 28 pays de l'Union européenne se réunissent, lundi 9 décembre à Bruxelles, pour évoquer le dossier du travail transfrontalier, Benoît Hamon a joué la carte de la fermeté. Invité de France Info, le ministre de l'Economie sociale et solidaire a rappelé "la position de la France, ferme et forte", qui est "d'exiger la révision" de la directive de 1996 qui encadre le détachement des salariés européens.
En 2005, un autre texte européen, la directive Bolkestein faisait polémique et donnait naissance au mythe du "plombier polonais". L'expression était censée illustrer la concurrence déloyale de travailleurs issus de pays de l'UE aux normes sociales moins élevées. Même inquiétude en ce qui concerne la directive de 1996. Pourquoi cette dernière fait-elle à nouveau polémique ?
Que permet cette directive ?
Elle permet à une entreprise de l'Union européenne de détacher de façon temporaire ses employés dans un autre Etat membre manquant de main-d'œuvre spécialisée. Une condition : appliquer le droit du pays d’accueil (salaire minimum, temps de travail, repos, hygiène…), afin d'éviter la concurrence déloyale de travailleurs moins chers – sauf si le droit du pays d'envoi est plus favorable. Le BTP est le premier secteur professionnel concerné, avec un tiers des travailleurs détachés, suivi de l'industrie et du travail temporaire. L'agriculture fait aussi de plus en plus appel à cette main-d'œuvre.
Pourquoi est-elle remise en question ?
Le nombre de ces salariés augmente. Dans un rapport remis à l'Assemblée fin juin, le député PS Richard Ferrand faisait état de "45 000 déclarations de détachement en 2011, pour 145 000 salariés détachés, soit une progression de 17% par rapport à 2010", sans prendre en compte la fraude. Cité par Le Figaro, le ministre du Travail français, Michel Sapin, indique qu'en la comptabilisant, le chiffre réel serait "proche de 350 000" travailleurs détachés en 2013.
Un abus difficile à identifier et à punir. D'abord parce que seuls 1 400 à 2 100 contrôles ont été effectués en 2011 par l'inspection du travail, regrettait en avril le sénateur Eric Bocquet (CRC). De plus, "la fraude organisée fait souvent apparaître une cascade de sous-traitants", pointe-t-il. Et des entreprises sont créées dans des pays où les charges sociales sont faibles, uniquement dans le but de détacher des travailleurs dans un autre Etat membre. En outre, des pays qui n'ont pas de salaire minimum, comme l'Allemagne, ont recours massivement à ces employés étrangers "low cost".
Pour Richard Ferrand, cette directive est tout bonnement "inadaptée au contexte actuel". Car le texte, mis en œuvre à l'époque "pour répondre au défi posé par l'intégration de trois pays où le coût du travail était peu élevé, l'Espagne, la Grèce et le Portugal", favoriserait aujourd'hui l'optimisation sociale et la concurrence déloyale. "L'adhésion en 2004 de nouveaux Etats membres présentant de fortes disparités de conditions salariales et de couverture sociale d’une part, la crise économique qui sévit dans toute l'Union européenne depuis 2008 d'autre part, ont conduit à une utilisation de plus en plus massive du dispositif de détachement pour l'emploi de travailleurs 'low cost'", explique le député PS. En effet : les travailleurs détachés conservant le régime de sécurité sociale de leur Etat d'origine, "les écarts de coûts salariaux [pour l'employeur] peuvent rester importants, de l’ordre de 30% entre un résident français dans le secteur de la construction et un salarié détaché de Pologne".
Quelles sont les améliorations proposées ?
Bruxelles a suggéré, en mars 2012, la mise en place de mesures de contrôle supplémentaires afin de vérifier la bonne foi des entreprises qui détachent des travailleurs, et le renforcement des mesures de contrôle existantes. Une proposition de résolution européenne, présentée en juin à l'Assemblée, "souhaite voir instauré un salaire minimum de référence interprofessionnel ou professionnel" au sein de l'Union européenne. Elle appelle aussi à la création d'une Agence européenne de contrôle du travail mobile en Europe, d’une carte électronique du travailleur européen, et à la mise en place "d'une liste noire d'entreprises et de prestataires de services indélicats (…) sur laquelle figurerait toute entreprise condamnée à une sanction pour fraude à la législation sur le détachement".
Contacté par francetv info, l’économiste Jean-Paul Fitoussi estime qu'il "faut imaginer une portabilité des droits favorable aux salariés mobiles, plutôt que défavorable aux salariés du pays d'accueil". Mais à quelques mois des élections européennes, certains membres du gouvernement ont l'Europe dans le viseur. Quand Benoît Hamon fustigeait en septembre la directive de 1996, le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, déclarait le même jour sur i-Télé que "l'Union européenne [était] un monstre paralytique".
Une stratégie gagnante pour la gauche ? Jean-Paul Fitoussi, comme Benoît Hamon, estime que garder en l'état la directive de 1996, qui apparaît profondément datée dans le contexte actuel, "aggraverait la situation dans laquelle on se trouve déjà". Et le chercheur de noter un ressentiment à l'égard de l'UE : il est "plus que probable que cette position l'emporte aux élections européennes" souligne-t-il. "Dans l'état actuel de l'Europe, où les peuples souffrent, je ne crois pas que les parlementaires européens élus seront très européanistes. On risque d'avoir pour la première fois dans l'histoire un Parlement européen 'anti-européen'."
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