: Reportage Guerre en Ukraine : à Kamianka, une poignée d'habitants tentent de "ramener la vie et la lumière" dans le village ravagé
Depuis la colline, le panorama laisse sans voix. Des centaines de maisons rasées, à perte de vue. Détruit à 90%, Kamianka est un village fantôme. Une grande route coupe la localité en deux, avec de chaque côté des rues parallèles. Silencieuses. Quelques rares touches bleues détonnent dans le paysage : des bâches en plastique calfeutrent les toits défoncés. Située en périphérie d'Izioum, dans l'est de l'Ukraine, la commune a été libérée de l'occupation russe en septembre 2022, mais elle reste pétrifiée. Un an après la libération, seuls 72 des 1 500 habitants sont revenus vivre ici.
Ce désert d'herbes folles et de briques réserve malgré tout quelques surprises. "Des gens vivent ici", signale une inscription peinte en orange sur un portail. Un fumet de borsch, un potage ukrainien, et quelques fleurs se répandent dans un coin de jardin gazonné. Quand Tanya Vitkovskaya-Zadniprovska et Oleksandr Zadniprovsky sont revenus pour la première fois, en avril, ils ont d'abord pleuré de longues minutes. "On avait préparé les enfants, on leur avait dit que leurs chambres seraient sûrement différentes. Mais c'était bien pire en vrai, se souvient le mari, qui a grandi ici. Tout était pillé, dévasté. La cour était remplie de débris, le toit était par terre, le garage effondré."
Une vie à reconstruire dans ces ruines
Les cochons du couple étaient morts, leurs lapins aussi. "Les Russes avaient accroché leurs os sur le fil à sécher le linge", raconte Tanya. Le chien aussi avait été abattu. Sa peau était dans la rue. Les occupants avaient "volé notre machine à laver, les niches, la grande bouteille de gaz, et tous nos vêtements. Ils ont même pris nos slips et nos chaussettes". Beaucoup auraient renoncé à reconstruire leur vie dans ces ruines. Tanya et Oleksandr n'y ont même pas songé.
"On a été comme aimantés par notre maison. C'est chez nous, Kamianka."
Oleksandr Zadniprovsky, habitant de Kamiankaà franceinfo
C'était aussi le village de la grand-mère, décédée quelques jours après l'arrivée des soldats russes. Son corps a été enterré quelque part, mais où ?
Tanya et Oleksandr ont commencé par nettoyer leur jardin et leur cour, avant de poser un toit de fortune sur leur maison avec l'aide de volontaires. A ce jour, le couple n'a reçu aucun soutien de l'Etat pour effectuer les réparations. "Nous avons enregistré les destructions sur la plateforme Dia, mais personne n'est encore venu nous rendre visite." Il faudra des années à l'Ukraine pour relever les habitations détruites dans tout le pays.
Dans la région de Kharkiv, une enveloppe de 250 millions de hryvnias (6,3 millions d'euros) avait été versée fin août à 1 800 habitants, selon Anton Korotovskyi, directeur du département régional d'urbanisme. Et près de 15 000 demandes avaient été déposées dans le cadre du programme eRecovery. A minima, "il nous faudrait 400 euros pour une chaudière à bois pour l'hiver qui arrive", estime Oleksandr. En attendant de pouvoir de nouveau habiter chez eux, la famille continue de louer un appartement à Izioum, pour y dormir et se connecter à internet, et revient tous les jours pour faire avancer les travaux.
"Nous avons dû déminer le jardin"
Sans électricité, sans gaz, sans eau potable, il est difficile de vivre à Kamianka au quotidien. "Peu de gens sont revenus, constate Oleksandr. Ceux qui le font pleurent et n'agissent pas beaucoup. Moi, je préférerais qu'ils arrêtent de pleurer et se retroussent les manches pour reconstruire." Le couple ne sait toujours pas quand il pourra revenir pour de bon. "Quand ? Le plus tôt sera le mieux."
Mais le village, truffé de mines, est encore dangereux pour des enfants. Quand ses fils s'éloignent un peu trop de la maison, Tanya les rappelle à l'ordre. Oleksandr, lui aussi, reste en alerte. "Il faut faire très attention où on marche. Dans le village, dix habitants ont déjà perdu une jambe et un autre un œil. Nous avons dû déminer nous-mêmes le jardin", à l'aide d'un long bâton de cinq mètres, mime-t-il.
A Kamianka, de rares chantiers poussent à côté des décombres. Comme deux mondes qui cohabitent. Le village fantôme voit pousser des maisons neuves. Une perceuse résonne. L'air sent le ciment encore frais. Un peu plus haut, des volontaires viennent de couler une chape de béton de 6 mètres sur 7. Bientôt, une maison préfabriquée viendra se poser sur ce terrain.
L'ancien poulailler transformé en dortoir
Ce sera celle de Lydia C., 68 ans. La sexagénaire cuisine les tomates et les pommes de terre qu'une voisine vient de lui apporter. Originaire de Poltava, une grande ville située à 200 km plus à l'ouest, elle a fait la connaissance de son compagnon Nikola sur internet. Au mois d'avril, elle a tout quitté pour s'installer avec lui, non pas dans sa maison détruite, mais dans son poulailler aménagé en dortoir, isolé sommairement par de la mousse.
"Des gens sont morts ici. C'est horrible, mais c'est la vie. Et désormais c'est ma maison."
Lydia C., habitante de Kamiankaà franceinfo
Lydia ne semble ni perturbée par les impressionnantes munitions russes abandonnées dans le jardin, ni davantage par ses conditions de vie rudimentaires, à l'image de la douche improvisée en extérieur, cachée par un rideau. "Quand je peux laver mes vêtements, je les lave. Quand je peux cuisiner, je cuisine." De sourdes déflagrations, parfois, retentissent au loin. Le village est quelque part entre les fronts de Lyman et de Koupiansk.
Sur un mur, les occupants russes ont laissé leur marque "Z" et le sigle "CCCP" de l'Union soviétique. Le cimetière est truffé de mines. La station-service est calcinée. La rivière est polluée et la ferme piscicole Izioum Ryba, où des carpes étaient élevées, n'a pas rouvert. La directrice évalue les pertes à 35 millions de hryvnias environ (880 000 euros). Le labeur n'a pas repris non plus dans les champs, où l'occupant a semé des pièges meurtriers. Les rares habitants doivent se montrer solidaires pour subsister. Une station d'autobus a été installée, comme pour inviter ces naufragés à quitter leur île.
"J'ai pleuré quand j'ai vu ce qu'il restait"
Sous un soleil de plomb, quelques hommes s'affairent sur un autre projet d'habitation temporaire. Des volontaires venus de Poltava, pour la plupart, et John Albaugh, un Américain du Colorado. "Quand je suis arrivé ici pour la première fois, je me suis dit qu'il faudrait mieux tout raser au bulldozer, et tout reconstruire", explique-t-il, lucide sur l'ampleur des destructions. Puis il a discuté avec les habitants et s'est laissé convaincre. "Maintenant, je pense que nous devons ramener ici la vie et la lumière."
Tetiana Lukienko, 63 ans, a fui en mars 2022, "avant que les Russes stationnent leurs chars devant la maison". Lorsqu'elle a revu sa maison pour la première fois, en mai, la retraitée n'est restée que deux minutes. "J'ai pleuré, pleuré, pleuré quand j'ai vu ce qu'il restait. Je n'arrivais pas à me calmer. Le médecin a fini par me prescrire des pilules pour le cœur." Sur son terrain, la sexagénaire a trouvé 80 sous-munitions, 4 grenades et 17 cratères, dont un dans la salle de bain.
Un village qui revit ou presque
La nouvelle maison temporaire de Tetiana Lukienko est en train d'être construite, juste à côté de l'ancienne, détruite et calcinée par endroits. Elle s'y voit déjà. Une grande fenêtre qui donnera "directement" sur le potager et le poulailler, il y aura un "très grand" four dans la cuisine, et "surtout", "plus de Russes dans les parages". "Je revis, sourit-elle en levant les bras. Quand je vois les ouvriers au travail, je redeviens heureuse et optimiste."
Le village se remettra-t-il de cette guerre ? Cette poignée d'irréductibles fait tout pour éviter que le nom de Kamianka soit rayé de la carte. Les quelques habitants revenus se sont réunis dans un groupe de discussion sur l'application Viber. Dans "La famille unie", c'est son nom, on s'échange des nouvelles. L'une des voisines de Tetiana, réfugiée en Allemagne, caresse le rêve de rentrer. "Dans ma nouvelle maison, promet Tetiana, j'inviterai tous les gens qui m'ont aidé à ouvrir cette nouvelle page de ma vie. Vous aussi, revenez me voir !"
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