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Guerre en Ukraine : comment l'application Telegram a pris une place centrale sur le front numérique

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
L'application Telegram s'est imposée dans le quotidien des Ukrainiens. Elle est également le théâtre d'opérations d'influence et de contre-propagande menées par les belligérants. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
C'est la messagerie la plus populaire en Ukraine. Depuis le début de la guerre, l'application s'est imposée dans le quotidien des habitants, mais elle abrite également de puissantes opérations d'influence.

Consulter Telegram est devenu un réflexe en Ukraine. Depuis le début de la guerre, l'application, mi-messagerie mi-plateforme d'information, permet d'accéder aux alertes aériennes, aux derniers bilans des frappes autant qu'à des informations pratiques. Au début de l'invasion, les autorités y livraient le mode d'emploi des cocktails Molotov ou expliquaient comment repérer les "saboteurs" russes. A présent, l'administration ukrainienne y délivre chaque jour des informations officielles, aux côtés des médias, des blogueurs et de relais d'influence.

De l'autre côté de la frontière, en Russie, Telegram est au moins aussi populaire. Et cette présence dans les deux camps opposés lui confère une importance stratégique dans la guerre d'information entre les deux pays. Cette jungle hybride est tissée d'un demi-million de chaînes en Russie, selon Telegram Analytics (en russe), et dix fois moins en Ukraine. Ce qui offre un écho XXL à toutes les propagandes. A commencer par celle du Kremlin, qui présente son invasion comme une opération de "dénazification".

"Attaquer les propagandistes russes sur leur terrain"

Dès les premiers jours du conflit, l'Ukrainien Kyrylo Kuznetsov, étudiant en France, s'est lancé dans une contre-offensive, à la manière d'un combattant bénévole. Il a d'abord lancé la version française d'Ukraine NOW, une chaîne ukrainienne d'information sur le Covid reconvertie en outil de contre-propagande. Contacté par le ministère de la Transformation numérique ukrainien, il a ensuite créé une version russophone, bien plus stratégique.

L'objectif était "d'attaquer les propagandistes russes sur leur propre terrain", raconte-t-il, en publiant des éléments factuels pour contrer leurs discours. Pour y parvenir, l'équipe disposait notamment d'une base iconographique fournie par le ministère. "Nous étions libres de choisir ce que nous voulions publier, promet Kyrylo Kuznetsov, même si le gouvernement pouvait faire passer tel ou tel message à l'occasion."

Quelques mois plus tard, les autorités ont repris ces initiatives bénévoles, en lançant de nouvelles chaînes gérées par leurs propres équipes. "Beaucoup de chaînes Telegram ukrainiennes sont plus ou moins directement liées au gouvernement", observe Valentyna Dymytrova, chercheuse en sciences de l'information et de la communication à l'université Lyon-3. "Le paysage médiatique ukrainien se présente comme un champ uni et unique contre l'envahisseur", dans un effort de guerre national.

Un réservoir de données sensibles

Les autorités sont particulièrement vigilantes à la diffusion d'images ou de données risquant de livrer des informations aux forces armées russes. Telegram, en effet, est une mine d'or pour les services de renseignement, qui épient les publications afin d'exploiter d'éventuelles données à des fins militaires. Avec le succès de l'application, recueillir ces informations n'est toutefois plus réservé aux gouvernements. Des acteurs privés s'y sont mis aussi.

La chaîne Rybar ("Pêcheur"), extrêmement populaire en Russie, en est l'exemple. Fondée par un ancien employé du service de presse du ministère de la Défense, selon le média The Bell (en russe), elle emploie une dizaine de personnes. Ses principaux coups d'éclat ? Avoir déniché et publié, à plusieurs reprises, les coordonnées GPS de troupes ukrainiennes. Ses auteurs se vantent sur Telegram (en russe) d'avoir ainsi aidé l'armée russe à déclencher des frappes ciblées. Le poids réel de tels "coups de pouce" sur le terrain est inconnu. Mais "ces initiatives sont suffisamment remarquées par l'armée pour entraîner des conséquences dans l'espace physique", observe Kevin Limonier, chercheur à l'Institut français de géopolitique.

Avec son million d'abonnés, contre 30 000 avant la guerre, Rybar incarne la montée en puissance des "milblogueurs", ces experts autoproclamés de la stratégie militaire. Au total, une quinzaine de chaînes Telegram spécialisées ont connu une progression tout aussi fulgurante, et n'hésitent plus à étriller les décisions de l'état-major russe. Un pouvoir de nuisance pour le Kremlin, qui doit désormais composer avec ces influents patriotes.

Un outil pour les opérations d'influence

Telegram offre également un outil commode pour diffuser des récits complaisants sur le rôle de l'armée russe. En novembre dernier, le média ukrainien Texty.org (en anglais) a pu identifier 120 chaînes nouvellement créées dans des villes occupées. Des informations pratiques y côtoyaient la propagande, afin d'attirer un maximum d'abonnés. "L'objectif était de préparer et légitimer l'occupation, en remplaçant les médias ukrainiens", explique Youliia Doukatch, coautrice de l'enquête de Texty. "Ces chaînes permettaient également d'informer les médias et les blogueurs russes" sur ces zones.

Plusieurs ont été supprimées peu après la libération des territoires par l'Ukraine. Ce qui atteste le caractère opportuniste de ces outils, conçus sur mesure pour les forces d'occupation. Plus largement, "Telegram aide à mettre en place un nouveau paysage médiatique consistant en un grand nombre de petites chaînes", commente Roman Horbyk, chercheur en médias et communication à l'université de Södertörn (Suède).

"Les institutions russes chargées de la propagande mobilisent de telles chaînes pour semer des théories du complot et de fausses informations, afin de les normaliser."

Roman Horby, chercheur à l'université de Södertörn (Suède)

à franceinfo

La chaîne Telegram d'un média établi peut ainsi côtoyer un canal complotiste, sur un pied d'égalité. Et cette guerre de désinformation est une composante à part entière du conflit. Le gouvernement ukrainien a ainsi donné "des instructions à la population pour utiliser Telegram, à la fois pour trouver des sources d'information et pour distinguer les sources pro-ukrainiennes des sources prorusses", explique Valentyna Dymytrova. L'été dernier, Kiev a publié une liste (en anglais) d'une centaine de canaux accusés d'être en lien avec le Kremlin et d'imiter les publications ukrainiennes.

La chaîne Telegram "Open Ukraine", aux couleurs bleu et jaune, a été placée par Kiev sur une liste des relais de propagande russe. (TELEGRAM)

La guerre surgit en direct dans l'intimité

L'Ukraine, pour autant, est accro. Quelque 65% des utilisateurs de réseaux sociaux consultent l'application pour s'informer, selon une enquête de l'institut Opora (en ukrainien) . "Cette application a pour spécificité de combiner les communications personnelles et la consommation d'actualités sur une seule plateforme, ce qui favorise un usage éventuel de ces informations", souligne le chercheur Roman Horbyk.

L'effacement de la frontière entre les espaces numériques privé et public augmente l'engagement dans le conflit, jusqu'à entraîner des actions civiles concrètes (collectes de fonds, opérations de soutien…). "La distance entre le lecteur et le conflit est grandement amenuisée par le fait qu'il y a des milliers de chaînes qui vont filmer la guerre dans ses moindres détails", analyse Kevin Limonier.

Si les conflits génèrent des "traces numériques depuis l'avènement des réseaux sociaux" (Syrie, printemps arabes…), l'ampleur du phénomène et la multiplicité des sources en ligne ont fait de cette invasion la "première guerre 'open source' de haute intensité".

"C'est une révolution similaire à celle que l'on a pu connaître avec l'éruption des couvertures TV de guerres en direct."

Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique

à franceinfo

L'absence quasi totale de modération permet aussi de médiatiser les horreurs de la guerre plus largement que sur d'autres réseaux sociaux. Début février, le maire de Kramatorsk, Oleksandr Hontcharenko, avait ainsi, sur Facebook (en ukrainien), accusé la firme californienne d'avoir supprimé une de ses publications, où il dénonçait un bombardement sur un cimetière. "Des milliers d'Ukrainiens ont été suspendus, certains définitivement, pour avoir condamné l'invasion ou informé sur les événements", résume Roman Horbyk.

"Les réseaux sociaux russes sont aujourd'hui totalement contrôlés et sous coupe réglée du pouvoir", rappelle Kevin Limonier, "et les réseaux sociaux occidentaux (Twitter, Facebook...) sont bloqués ou ralentis. Telegram fait partie des quelques interstices de liberté numérique", car il a la réputation d'être une application "chiffrée" – ce qui n'est pourtant pas le cas par défaut. L'application compte moins d'utilisateurs que WhatsApp (48,8 millions contre 76) en Russie, mais leur nombre augmente cinq fois plus vite.

Une sécurité qui fait débat

La guerre a toutefois relancé les interrogations sur la sécurité de Telegram, créé par Pavel Dourov et son frère Nikolaï. Certes, le gouvernement russe avait tenté en vain de bloquer l'application, en 2018, après avoir échoué à obtenir des données auprès des créateurs. "Les relations sont donc ambiguës avec les autorités russes, souligne Kevin Limonier, mais il est également probable qu'elles ne soient pas aussi exécrables qu'on ne le dit." En mars dernier, sur Telegram (en russe), le gouvernement russe avait recommandé aux agences officielles de créer des comptes sur cette application et sur VKontakte, le Facebook national, lui aussi créé par Pavel Dourov.

" L'Etat biélorusse, à travers ses services secrets et la police politique de Loukachenko, a utilisé Telegram pour arrêter, encore récemment, des participants aux manifestations de 2020", souligne Roman Horbyk. Et début février, le média américain Wired (en anglais) a également écrit que des opposants russes avaient été interpellés après avoir laissé des traces sur Telegram.

Pavel Dourov avait tenté de rassurer les utilisateurs, après le début de la guerre, en rappelant sur sa chaîne (en anglais) que sa famille maternelle était de lignée ukrainienne, et en qualifiant la guerre de tragédie personnelle. "Il n'en reste pas moins que Telegram présente de nombreux problèmes de sécurité et qu'elle est utilisée par des services secrets du monde entier", commente Roman Horbyk. Sur le front, les soldats ukrainiens lui préfèrent donc l'américaine Signal ou la suisse Threema, pour éviter les mauvaises surprises, même virtuelles.

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