Cet article date de plus de huit ans.
Les craintes de l’Europe centrale face à l’immigration
L’UE apparaît plus divisée que jamais entre pays d’Europe centrale et d’Europe occidentale sur certains dossiers essentiels : immigration, multiculturalisme, place de la religion… Par quoi ces divisions sont-elles provoquées? Et pourraient-elles, à terme, menacer l’existence même de l’UE ? Les réponses de Jacques Rupnik, directeur de recherche à Sciences Po.
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Jacques Rupnik est l’auteur de «Géopolitique de la démocratisation, l’Europe et ses voisinages» (Sciences Po Les Presses)
Comment expliquez-vous les divergences actuelles entre Européens de l’Ouest et de l’Est ?
Cette coupure n’aurait pas eu la même dimension s’il n’y avait pas eu la crise migratoire à l’automne 2015 qui a révélé des attitudes très différentes sur les réponses à apporter. L’Allemagne a mis l’accent sur l’accueil. De leur côté, les pays du groupe de Visegrad, la Roumanie, la Bulgarie, mais aussi les pays baltes ont refusé les quotas de réfugiés proposés par Bruxelles. Ils exprimaient la crainte d’une vague migratoire du monde musulman vers le nord. La Hongrie a ainsi construit une clôture à ses frontières. Mais derrière tout cela, on perçoit des inquiétudes identitaires plus profondes sur l’idée de nation, l’Europe…
C'est-à-dire ?
En fait, cette affaire est révélatrice d’approches différentes en la matière, héritées de l’histoire. D’un côté, il y a la conception française : c’est l’Etat qui créé la nation. De l’autre, il y a la tradition allemande : la nation est culturelle avant d’être politique. Une conception ethno-culturelle reprise par les pays d’Europe centrale. Lesquels, à l’origine, appartenaient à de grands empires et se construits par la culture, la langue, les affinités religieuses.
Dans les années 70-80, pendant la période communiste, ces pays défendaient une certaine idée de l’Europe, différente de celle du Marché commun et de ses montagnes de beurre. A leurs yeux, les Européens de l’Ouest avaient perdu le sens des valeurs, de la culture du Vieux continent. Pour le comprendre, il faut lire le fameux article de Milan Kundera, Un Occident kidnappé (ou la tragédie de l’Europe centrale), qui date de 1983.
Ces idées étaient alors défendues par les peuples et les élites culturels. En Pologne, elles l’étaient par l’Eglise catholique et Solidarité, en Tchécoslovaquie par la Charte 77. A cette époque, l’idée de l’Europe comme culture et civilisation menacées se mariait avec celle de la démocratie et des droits de l’Homme. Aujourd’hui, on voit émerger une variante de cette Europe menacée mais sans les droits de l’Homme. Elle apparaît sous d’autres formes, dans d’autres circonstances et avec d’autres personnalités. La menace n’est plus celle de l’URSS, mais celle, supposée, de l’invasion du monde arabo-musulman.
De son côté, l’Allemagne a évolué différemment. Avant la réforme, en 2000, de son code de la nationalité, elle accueillait des Russes de la Volga ou des Saxons de Transyvlvanie, qui devenaient automatiquement des citoyens allemands, parce que parlant allemands. Mais désormais, elle a un modèle inclusif : elle peut ainsi naturaliser des Turcs d’immigration récente.
L’héritage allemand subsiste donc en Europe centrale. Les pays de cette région défendent un discours souverainiste de la nation sans dire qu’ils ont abandonné les droits de l’Homme. A leurs yeux, ces droits s’appliquent d’abord aux membres de la communauté politique. C’est donc une conception dévoyée.
La crise économique explique-t-elle cette situation ?
A mon avis, cette explication n’est pas satisfaisante. Par exemple pour la Pologne qui n’a pas connu la crise de 2008 et a eu une croissance de 3,5 % en 2015.
Je pense en fait qu’on assiste à l’épuisement d’un cycle. En 20 ans, les pays d’Europe centrale ont entamé une transformation démocratique et économique. Ils ont adopté des institutions compatibles avec celles de l’UE, ils ont intégré l’OTAN. Les succès, notamment économiques, ont été au rendez-vous. Le mot d’ordre, c’était un peu «Enrichissez-vous !». Mais cela n’a pas engendré de projet collectif, de projet de société.
Il y a donc une réaction contre cette période. Une réaction contre une politique eurocompatible, mais vidée de sa substance. Des dirigeants, comme Viktor Orban en Hongrie, ont ainsi voulu donner le primat au politique, avec un discours souverainiste.
L’Histoire ne fournit-elle pas une partie de l’explication ?
De fait, les deux parties du Vieux continent ont connu une histoire différente. Issus de la dispersion d’empires multinationaux, les pays d’Europe centrale ont évolué en fonction de circonstances qu’ils n’avaient pas toujours choisies. Les grandes vagues migratoires de l’immédiat après-guerre en Allemagne (des millions d’Allemands réfugiés et expulsés d’Europe centrale et de l’Est, NDLR) a créé dans la région des Etats homogènes mais enfermés par le Rideau de fer.
De son côté, l’Europe occidentale a connu une autre évolution, avec des vagues d’immigration venues de ses anciennes colonies : Indiens et Pakistanais pour la Grande-Bretagne, Maghrébins et Africains pour la France. Les pays de l’Europe centrale, eux, n’ont pas connu de syndrome post-colonial. Et aujourd’hui, quand on veut leur imposer des quotas d’immigration, ils ont l’impression qu’on veut leur imposer un modèle de société multiculturel qui, à leurs yeux, a échoué.
Leurs dirigeants ne manquent pas de citer un discours d’Angela Merkel en 2010, quand elle n’hésitait pas à dire que le modèle culturel en Allemagne avait «totalement échoué». Et tous prennent l’exemple de la France, confrontée à la question des banlieues, de l’islam, du terrorisme. Ils disent vouloir se prémunir. Et pensent que ceux qui promeuvent le multiculturalisme sont en train de saper une certaine idée de l’Europe et de sa culture.
Ces contradictions pourraient-elles conduire à un éclatement de l’UE?
Les problèmes sont transeuropéens : ils touchent tous les pays du continent. Regardez ce qui se passe au Danemark et en Suède. Dans ce contexte, les solutions doivent être claires. Et forcément transeuropéennes.
Comment expliquez-vous les divergences actuelles entre Européens de l’Ouest et de l’Est ?
Cette coupure n’aurait pas eu la même dimension s’il n’y avait pas eu la crise migratoire à l’automne 2015 qui a révélé des attitudes très différentes sur les réponses à apporter. L’Allemagne a mis l’accent sur l’accueil. De leur côté, les pays du groupe de Visegrad, la Roumanie, la Bulgarie, mais aussi les pays baltes ont refusé les quotas de réfugiés proposés par Bruxelles. Ils exprimaient la crainte d’une vague migratoire du monde musulman vers le nord. La Hongrie a ainsi construit une clôture à ses frontières. Mais derrière tout cela, on perçoit des inquiétudes identitaires plus profondes sur l’idée de nation, l’Europe…
C'est-à-dire ?
En fait, cette affaire est révélatrice d’approches différentes en la matière, héritées de l’histoire. D’un côté, il y a la conception française : c’est l’Etat qui créé la nation. De l’autre, il y a la tradition allemande : la nation est culturelle avant d’être politique. Une conception ethno-culturelle reprise par les pays d’Europe centrale. Lesquels, à l’origine, appartenaient à de grands empires et se construits par la culture, la langue, les affinités religieuses.
Dans les années 70-80, pendant la période communiste, ces pays défendaient une certaine idée de l’Europe, différente de celle du Marché commun et de ses montagnes de beurre. A leurs yeux, les Européens de l’Ouest avaient perdu le sens des valeurs, de la culture du Vieux continent. Pour le comprendre, il faut lire le fameux article de Milan Kundera, Un Occident kidnappé (ou la tragédie de l’Europe centrale), qui date de 1983.
Ces idées étaient alors défendues par les peuples et les élites culturels. En Pologne, elles l’étaient par l’Eglise catholique et Solidarité, en Tchécoslovaquie par la Charte 77. A cette époque, l’idée de l’Europe comme culture et civilisation menacées se mariait avec celle de la démocratie et des droits de l’Homme. Aujourd’hui, on voit émerger une variante de cette Europe menacée mais sans les droits de l’Homme. Elle apparaît sous d’autres formes, dans d’autres circonstances et avec d’autres personnalités. La menace n’est plus celle de l’URSS, mais celle, supposée, de l’invasion du monde arabo-musulman.
De son côté, l’Allemagne a évolué différemment. Avant la réforme, en 2000, de son code de la nationalité, elle accueillait des Russes de la Volga ou des Saxons de Transyvlvanie, qui devenaient automatiquement des citoyens allemands, parce que parlant allemands. Mais désormais, elle a un modèle inclusif : elle peut ainsi naturaliser des Turcs d’immigration récente.
L’héritage allemand subsiste donc en Europe centrale. Les pays de cette région défendent un discours souverainiste de la nation sans dire qu’ils ont abandonné les droits de l’Homme. A leurs yeux, ces droits s’appliquent d’abord aux membres de la communauté politique. C’est donc une conception dévoyée.
La crise économique explique-t-elle cette situation ?
A mon avis, cette explication n’est pas satisfaisante. Par exemple pour la Pologne qui n’a pas connu la crise de 2008 et a eu une croissance de 3,5 % en 2015.
Je pense en fait qu’on assiste à l’épuisement d’un cycle. En 20 ans, les pays d’Europe centrale ont entamé une transformation démocratique et économique. Ils ont adopté des institutions compatibles avec celles de l’UE, ils ont intégré l’OTAN. Les succès, notamment économiques, ont été au rendez-vous. Le mot d’ordre, c’était un peu «Enrichissez-vous !». Mais cela n’a pas engendré de projet collectif, de projet de société.
Il y a donc une réaction contre cette période. Une réaction contre une politique eurocompatible, mais vidée de sa substance. Des dirigeants, comme Viktor Orban en Hongrie, ont ainsi voulu donner le primat au politique, avec un discours souverainiste.
L’Histoire ne fournit-elle pas une partie de l’explication ?
De fait, les deux parties du Vieux continent ont connu une histoire différente. Issus de la dispersion d’empires multinationaux, les pays d’Europe centrale ont évolué en fonction de circonstances qu’ils n’avaient pas toujours choisies. Les grandes vagues migratoires de l’immédiat après-guerre en Allemagne (des millions d’Allemands réfugiés et expulsés d’Europe centrale et de l’Est, NDLR) a créé dans la région des Etats homogènes mais enfermés par le Rideau de fer.
De son côté, l’Europe occidentale a connu une autre évolution, avec des vagues d’immigration venues de ses anciennes colonies : Indiens et Pakistanais pour la Grande-Bretagne, Maghrébins et Africains pour la France. Les pays de l’Europe centrale, eux, n’ont pas connu de syndrome post-colonial. Et aujourd’hui, quand on veut leur imposer des quotas d’immigration, ils ont l’impression qu’on veut leur imposer un modèle de société multiculturel qui, à leurs yeux, a échoué.
Leurs dirigeants ne manquent pas de citer un discours d’Angela Merkel en 2010, quand elle n’hésitait pas à dire que le modèle culturel en Allemagne avait «totalement échoué». Et tous prennent l’exemple de la France, confrontée à la question des banlieues, de l’islam, du terrorisme. Ils disent vouloir se prémunir. Et pensent que ceux qui promeuvent le multiculturalisme sont en train de saper une certaine idée de l’Europe et de sa culture.
Ces contradictions pourraient-elles conduire à un éclatement de l’UE?
Les problèmes sont transeuropéens : ils touchent tous les pays du continent. Regardez ce qui se passe au Danemark et en Suède. Dans ce contexte, les solutions doivent être claires. Et forcément transeuropéennes.
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