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La pensée française vue par l'universitaire britannique Sudhir Hazareesingh
Les Français sont «de grands amoureux des idées», constate Sudhir Hazareesingh, professeur à Oxford, dans son livre «Ce pays qui aime les idées» (Flammarion). Pendant des décennies, la pensée française a rayonné dans le monde entier. Mais aujourd’hui, estime l’auteur, elle s’est repliée sur l’Hexagone au point de dériver vers «une forme étriquée de nationalisme ethnique». Explications.
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Temps de lecture : 6min
D’une manière générale, qu’est-ce qui caractérise la pensée française ?
Le penchant pour les abstractions, les oppositions binaires, le goût du paradoxe, l’universalisme, l’ambition de tout expliquer, le rationalisme. Prenez les philosophes des Lumières. Ou, plus récemment, l’anthopologue Claude Lévi-Strauss : il refusait de se cantonner dans une seule discipline et pouvait déborder sur l’ethnologie, la philosophie, la linguistique, la musique… C’est ça, la pensée française ! Elle refuse tout horizon temporel, disciplinaire, idéologique.
Aujourd’hui, vous en faites un bilan très pessimiste. Vous reprenez notamment un jugement de l’historien Pierre Nora sur le «rétrécissement des horizons» et le «provincialisme national» de la vie intellectuelle du pays. Comment en serait-on arrivé là ?
A la fin du XXe, on a assisté à une double rupture : politique et intellectuelle. Auparavant, le vecteur de l’universalisme était porté par le gaullisme et le communisme, deux grands mouvements qui ont plus ou moins disparu. Dans le même temps, on a observé un repli de la grande pensée française. En raison notamment de la disparition de gens comme Sartre, Aron, Foucault, Barthes, et plus récemment Bourdieu.
On a toujours constaté dans la vie intellectuelle française un certain nombrilisme. Mais avant, il poussait à l’ouverture. Aujourd’hui, il ne regarde plus vers le monde extérieur : il s’agit de rester entre soi, de cultiver la nostalgie.
Vous faites ce jugement terrible que la pensée française a dérivé vers «une forme étriquée de nationalisme ethnique, souvent accompagné d’une diabolisation des migrants». En quoi ?
Dans le passé, il y avait une tradition républicaine d’accueil et d’ouverture. Mais depuis la fin du XXe siècle, celle-ci est devenue de plus en plus conservatrice et nationaliste. On constate une nostalgie pour la IIIe République, une République qui n’aurait jamais été aussi belle qu’à la fin du XIXe et du début du XXe. Regardez vos politiques : Clémenceau est ainsi le grand héros de Manuel Vals.
La nostalgie du passé devient l’alpha et l’oméga de la pensée républicaine. Celle-ci ne porte plus de projet d’avenir. Ce qui la définit, c’est la souveraineté et le culte du passé. Par exemple, elle ne parle plus de valeurs comme l’égalité des chances.
Bref, on observe la montée en puissance du conservatisme républicain, notamment avec le débat sur l’intégration des musulmans. Et on assiste à la naissance d’une pensée anti-islamique. On trouve deux essais caractéristiques de cette période : L’identité malheureuse d’Alain Finkelkraut et Le suicide français d’Eric Zemmour. Ces auteurs ne s’en réclament pas moins d’une certaine pensée républicaine.
De ce point de vue, la banalisation du Front national a joué un rôle important. Le Pen père ne se référait pas à la République, il restait dans une tradition d’extrême droite et nationaliste. Aujourd’hui, sa fille n’hésite pas à citer la laïcité.
D’une manière générale, la pensée française a viré à droite. La gauche s’est ralliée à des conceptions passéistes et nationalistes. Il n’y a plus personne pour défendre des valeurs et des idéaux progressistes.
Peut-on alors parler de rupture ?
Je pense qu’il est encore trop tôt. Nous sommes trop proches du phénomène. A mon sens, il faut encore attendre une ou deux décennies pour juger dans quel sens il va. Car en France, il y a toujours eu des cycles de pessimisme, d’une pensée qui doute d’elle-même : en 1820-1830, en 1871 après la défaite contre l’Allemagne, dans les années 30… Il y a donc des précédents. Mais dans le cas présent, cela semble durer longtemps.
Il reste donc un peu d’espoir…
Personnellement, je reste fondamentalement optimiste. C’est vrai, les gens qui siègent aujourd’hui au Collège de France ne sont pas toujours très connus à l’étranger. C’est la même chose pour les deux derniers prix Nobel français de littérature, Modiano et Le Clézio. Il est d’ailleurs frappant de constater que Modiano ne parle que de la France et que d’une certaine période (l’Occupation, NDLR). D’une manière générale, votre littérature traite de moins en moins de sujets universels. Elle fait plus de l’introspection que de la narration.
Pour autant, à un autre niveau, dans le monde de la recherche en sciences sociales, on trouve des gens qui font des travaux intéressants, dans la grande tradition française. Regardez quelqu’un comme le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour, plus connu dans le monde anglo-saxon qu’en France. A tel point qu’il écrit aussi en anglais !
D’une manière générale, avec les cours que je donne à Sciences Po, je vois l’émergence d’une jeune génération beaucoup plus ouverte et européenne que celle qui tient aujourd’hui les rênes. Ces jeunes pensent que la France doit s’intégrer dans la mondialisation même si elle est anglo-saxonne. Et prendre ce que cette globalisation peut apporter. Contrairement à ceux qui pensent que face au monde extérieur, le pays doit se replier sur lui-même.
Je le répète : je suis fondamentalement optimiste. La France continue à avoir de grands atouts. A commencer par son culte et sa passion des idées.
Le penchant pour les abstractions, les oppositions binaires, le goût du paradoxe, l’universalisme, l’ambition de tout expliquer, le rationalisme. Prenez les philosophes des Lumières. Ou, plus récemment, l’anthopologue Claude Lévi-Strauss : il refusait de se cantonner dans une seule discipline et pouvait déborder sur l’ethnologie, la philosophie, la linguistique, la musique… C’est ça, la pensée française ! Elle refuse tout horizon temporel, disciplinaire, idéologique.
Aujourd’hui, vous en faites un bilan très pessimiste. Vous reprenez notamment un jugement de l’historien Pierre Nora sur le «rétrécissement des horizons» et le «provincialisme national» de la vie intellectuelle du pays. Comment en serait-on arrivé là ?
A la fin du XXe, on a assisté à une double rupture : politique et intellectuelle. Auparavant, le vecteur de l’universalisme était porté par le gaullisme et le communisme, deux grands mouvements qui ont plus ou moins disparu. Dans le même temps, on a observé un repli de la grande pensée française. En raison notamment de la disparition de gens comme Sartre, Aron, Foucault, Barthes, et plus récemment Bourdieu.
On a toujours constaté dans la vie intellectuelle française un certain nombrilisme. Mais avant, il poussait à l’ouverture. Aujourd’hui, il ne regarde plus vers le monde extérieur : il s’agit de rester entre soi, de cultiver la nostalgie.
Vous faites ce jugement terrible que la pensée française a dérivé vers «une forme étriquée de nationalisme ethnique, souvent accompagné d’une diabolisation des migrants». En quoi ?
Dans le passé, il y avait une tradition républicaine d’accueil et d’ouverture. Mais depuis la fin du XXe siècle, celle-ci est devenue de plus en plus conservatrice et nationaliste. On constate une nostalgie pour la IIIe République, une République qui n’aurait jamais été aussi belle qu’à la fin du XIXe et du début du XXe. Regardez vos politiques : Clémenceau est ainsi le grand héros de Manuel Vals.
La nostalgie du passé devient l’alpha et l’oméga de la pensée républicaine. Celle-ci ne porte plus de projet d’avenir. Ce qui la définit, c’est la souveraineté et le culte du passé. Par exemple, elle ne parle plus de valeurs comme l’égalité des chances.
Bref, on observe la montée en puissance du conservatisme républicain, notamment avec le débat sur l’intégration des musulmans. Et on assiste à la naissance d’une pensée anti-islamique. On trouve deux essais caractéristiques de cette période : L’identité malheureuse d’Alain Finkelkraut et Le suicide français d’Eric Zemmour. Ces auteurs ne s’en réclament pas moins d’une certaine pensée républicaine.
De ce point de vue, la banalisation du Front national a joué un rôle important. Le Pen père ne se référait pas à la République, il restait dans une tradition d’extrême droite et nationaliste. Aujourd’hui, sa fille n’hésite pas à citer la laïcité.
D’une manière générale, la pensée française a viré à droite. La gauche s’est ralliée à des conceptions passéistes et nationalistes. Il n’y a plus personne pour défendre des valeurs et des idéaux progressistes.
Peut-on alors parler de rupture ?
Je pense qu’il est encore trop tôt. Nous sommes trop proches du phénomène. A mon sens, il faut encore attendre une ou deux décennies pour juger dans quel sens il va. Car en France, il y a toujours eu des cycles de pessimisme, d’une pensée qui doute d’elle-même : en 1820-1830, en 1871 après la défaite contre l’Allemagne, dans les années 30… Il y a donc des précédents. Mais dans le cas présent, cela semble durer longtemps.
Il reste donc un peu d’espoir…
Personnellement, je reste fondamentalement optimiste. C’est vrai, les gens qui siègent aujourd’hui au Collège de France ne sont pas toujours très connus à l’étranger. C’est la même chose pour les deux derniers prix Nobel français de littérature, Modiano et Le Clézio. Il est d’ailleurs frappant de constater que Modiano ne parle que de la France et que d’une certaine période (l’Occupation, NDLR). D’une manière générale, votre littérature traite de moins en moins de sujets universels. Elle fait plus de l’introspection que de la narration.
Pour autant, à un autre niveau, dans le monde de la recherche en sciences sociales, on trouve des gens qui font des travaux intéressants, dans la grande tradition française. Regardez quelqu’un comme le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour, plus connu dans le monde anglo-saxon qu’en France. A tel point qu’il écrit aussi en anglais !
D’une manière générale, avec les cours que je donne à Sciences Po, je vois l’émergence d’une jeune génération beaucoup plus ouverte et européenne que celle qui tient aujourd’hui les rênes. Ces jeunes pensent que la France doit s’intégrer dans la mondialisation même si elle est anglo-saxonne. Et prendre ce que cette globalisation peut apporter. Contrairement à ceux qui pensent que face au monde extérieur, le pays doit se replier sur lui-même.
Je le répète : je suis fondamentalement optimiste. La France continue à avoir de grands atouts. A commencer par son culte et sa passion des idées.
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