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L'universitaire Gilles Fumey sur le sens du scandale de la viande
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l’Université Paris IV Sorbonne, spécialiste de l’alimentation et des cultures alimentaires, explique en quoi la viande, produit d’un rite religieux depuis la plus haute Antiquité, a peu à peu changé de statut.
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Le mot viande vient du latin «vivenda», «ce qui est vivant». Qu’est-ce qui caractérise la viande depuis l’époque néolithique, et la domestication de nombreuses espèces (bovins, ovins, caprins, équins…)?
La viande est effectivement un élément «vivant» qui force le respect et nécessite un rite religieux pour l’obtenir. C’est le produit du sacrifice d’un animal, une métaphore du sacrifice humain pour parler aux dieux. En clair, on s’est mis à sacrifier des animaux pour ne plus avoir à mettre à mort des humains. C’est le sens du chapitre 22 de la Genèse, quand l’ange arrête le bras d’Abraham qui s’apprête à offrir son propre fils en sacrifice.
La viande implique la perte de la vie et un comportement violent pour tuer l’animal. Il faut donc donner un sens à la mort de l’animal, en l’occurrence le sacrifice pour la divinité. Ensuite seulement, on peut le manger au cours d’un repas festif.
Aujourd’hui, on retrouve une partie de cette tradition chez les juifs et les musulmans, avec le kasher et le halal ritualisant l’abattage. En Amazonie, on s’excuse vis-à-vis du singe qu’on tue. N’oublions pas que les religions «relient» les humains les uns aux autres et aux dieux. Dans ces relations, on utilise des symboles : le chant, la prière, la danse, mais aussi les aliments.
Qu’est devenu le statut de la viande par la suite ?
On a assisté à la coexistence de deux modèles différents. L’Europe a ainsi intégré un élément de la culture mongole : une viande qui est au centre des repas et que l’on consomme simplement, comme un aliment banal. A l’ère industrielle, on s’est mis à élever les animaux en batterie et à les tuer dans des abattoirs.
Mais le modèle ancien perdure. Dans toutes les sociétés, manger de la viande est toujours un point délicat. Au Moyen Age et même plus tard, on en mange en fonction de la représentation qu’on en a. Les rois prenaient du cerf, animal dont les bois forment une couronne. L’aristocratie se réservait des oiseaux comme les oies sauvages et les cigognes qui volent haut. Tandis que le lapin est réservé au petit peuple.
Aujourd’hui, les deux modèles subsistent. En grande surface, on vend de la viande industrielle bon marché. Tandis que les riches fréquentent les boucheries où l’on conserve les traditions de la viande dont on connaît l’origine. Là, il reste quelque chose du rite sacrificiel. Les animaux en photo dans la boucherie rappellent le lien religieux.
Le récent scandale du bœuf remplacé par du cheval montre que la viande est devenue un produit comme un autre. On a découvert avec stupéfaction que dans la filière agroalimentaire, on parle de «minerai» pour la désigner ! Qu’en est-il exactement ?
Avec l’industrialisation, la consommation de viande s’est banalisée. Il n’y a plus de lien avec la bête qui est tuée le plus loin possible de l’homme. Mais on assiste aussi à des changements majeurs avec la sensibilité à la souffrance animale et le végétarisme qui progresse chez les femmes et les jeunes filles.
Conséquence : dans nos sociétés, la consommation baisse, liée notamment aux changements de mode de vie. Moins de travaux de force, moins de viande. Les employés mangent toujours moins de viande que les ouvriers.
Globalement, dans de nombreux pays industriels, on va consommer moins de viande, mais de meilleure qualité, comme on l’a constaté avec le vin. Dans les sociétés de certains pays en développement, comme l’Inde, on assiste effectivement à une augmentation de la consommation du bœuf chez les classes moyennes aisées. Mais cette augmentation reste limitée, et c’est un phénomène de rattrapage. En ce qui concerne la Chine, on y mange plutôt du porc.
Il reste évidemment des pays où le bœuf reste un élément central de la consommation. C’est notamment le cas des Etats-Unis, du Canada ou de l’Argentine. En Argentine, posséder des troupeaux accroît le statut social. Mais même là, les traditions changent. Par exemple, Marcela Iacub, dont on parle beaucoup ces temps-ci et qui est d’origine argentine, est elle-même végétarienne !
Le texte de l'interview a été relu par Gilles Fumey
La viande est effectivement un élément «vivant» qui force le respect et nécessite un rite religieux pour l’obtenir. C’est le produit du sacrifice d’un animal, une métaphore du sacrifice humain pour parler aux dieux. En clair, on s’est mis à sacrifier des animaux pour ne plus avoir à mettre à mort des humains. C’est le sens du chapitre 22 de la Genèse, quand l’ange arrête le bras d’Abraham qui s’apprête à offrir son propre fils en sacrifice.
La viande implique la perte de la vie et un comportement violent pour tuer l’animal. Il faut donc donner un sens à la mort de l’animal, en l’occurrence le sacrifice pour la divinité. Ensuite seulement, on peut le manger au cours d’un repas festif.
Aujourd’hui, on retrouve une partie de cette tradition chez les juifs et les musulmans, avec le kasher et le halal ritualisant l’abattage. En Amazonie, on s’excuse vis-à-vis du singe qu’on tue. N’oublions pas que les religions «relient» les humains les uns aux autres et aux dieux. Dans ces relations, on utilise des symboles : le chant, la prière, la danse, mais aussi les aliments.
Qu’est devenu le statut de la viande par la suite ?
On a assisté à la coexistence de deux modèles différents. L’Europe a ainsi intégré un élément de la culture mongole : une viande qui est au centre des repas et que l’on consomme simplement, comme un aliment banal. A l’ère industrielle, on s’est mis à élever les animaux en batterie et à les tuer dans des abattoirs.
Mais le modèle ancien perdure. Dans toutes les sociétés, manger de la viande est toujours un point délicat. Au Moyen Age et même plus tard, on en mange en fonction de la représentation qu’on en a. Les rois prenaient du cerf, animal dont les bois forment une couronne. L’aristocratie se réservait des oiseaux comme les oies sauvages et les cigognes qui volent haut. Tandis que le lapin est réservé au petit peuple.
Aujourd’hui, les deux modèles subsistent. En grande surface, on vend de la viande industrielle bon marché. Tandis que les riches fréquentent les boucheries où l’on conserve les traditions de la viande dont on connaît l’origine. Là, il reste quelque chose du rite sacrificiel. Les animaux en photo dans la boucherie rappellent le lien religieux.
Le récent scandale du bœuf remplacé par du cheval montre que la viande est devenue un produit comme un autre. On a découvert avec stupéfaction que dans la filière agroalimentaire, on parle de «minerai» pour la désigner ! Qu’en est-il exactement ?
Avec l’industrialisation, la consommation de viande s’est banalisée. Il n’y a plus de lien avec la bête qui est tuée le plus loin possible de l’homme. Mais on assiste aussi à des changements majeurs avec la sensibilité à la souffrance animale et le végétarisme qui progresse chez les femmes et les jeunes filles.
Conséquence : dans nos sociétés, la consommation baisse, liée notamment aux changements de mode de vie. Moins de travaux de force, moins de viande. Les employés mangent toujours moins de viande que les ouvriers.
Globalement, dans de nombreux pays industriels, on va consommer moins de viande, mais de meilleure qualité, comme on l’a constaté avec le vin. Dans les sociétés de certains pays en développement, comme l’Inde, on assiste effectivement à une augmentation de la consommation du bœuf chez les classes moyennes aisées. Mais cette augmentation reste limitée, et c’est un phénomène de rattrapage. En ce qui concerne la Chine, on y mange plutôt du porc.
Il reste évidemment des pays où le bœuf reste un élément central de la consommation. C’est notamment le cas des Etats-Unis, du Canada ou de l’Argentine. En Argentine, posséder des troupeaux accroît le statut social. Mais même là, les traditions changent. Par exemple, Marcela Iacub, dont on parle beaucoup ces temps-ci et qui est d’origine argentine, est elle-même végétarienne !
Le texte de l'interview a été relu par Gilles Fumey
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