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Reportage Crise climatique : entre Toulouse et Castres, la lutte s'organise contre l'autoroute A69, jugée "anachronique"

Article rédigé par Thomas Baïetto - Envoyé spécial à Vendine (Haute-Garonne), Teulat (Tarn) et Lacroisille (Tarn)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une affiche contre le projet d'autoroute A69, le 19 avril 2023 à Vendine (Haute-Garonne). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)
Le projet d'autoroute A69, qui doit relier la ville tarnaise à la métropole toulousaine en 2025, est vivement contesté par plusieurs collectifs écologistes. Une manifestation est prévue samedi.

Pour se ressourcer, Jean-Philippe Rouanet a l'habitude de grimper sur le coteau qui surplombe sa ferme. Depuis ce promontoire, le céréalier de 53 ans embrasse du regard tout le paysage de Lacroisille, dans le sud du Tarn. A gauche, les contreforts de la montagne noire se détachent nettement en cette fin d'après-midi d'avril. Au fond, on devine les Pyrénées, encore couronnées de neige.

A nos pieds se trouvent les champs de blé dur et les petites collines de son exploitation agricole de 200 hectares. Un paysage en sursis. "Cette bosse va disparaître. Là, il y aura un cratère. Tout va exploser", se désole l'agriculteur. Le chant d'un coucou interrompt ses explications. "Ça, avec l'autoroute, je ne l'entendrai plus", lâche-t-il.

L'agriculteur Jean-Philippe Rouanet sur son exploitation, le 19 avril 2023 à Lacroisille (Tarn). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)


En 2025, l'A69 doit venir doubler la RN126 et couper en deux la propriété de Jean-Philippe Rouanet pour relier Castres (Tarn) à Toulouse (Haute-Garonne), lui arrachant au passage 20 hectares de terres agricoles. Le protocole d'indemnisation, qu'il conteste, prévoit bien de lui octroyer d'autres parcelles, mais il ne sait ni quand, ni lesquelles. "On nous explique qu'il faut préserver les terres agricoles, et on ne fait rien pour. Une fois qu'elles seront asphaltées et bétonnées, on ne pourra plus les récupérer", peste-t-il. L'agriculteur, durement frappé par la sécheresse en 2022, s'inquiète aussi des conséquences sur le réchauffement climatique d'un "projet dénué de sens", le transport routier étant l'une des principales causes du problème en France. Pour toutes ces raisons, Jean-Philippe marchera, samedi 22 avril, aux côtés du collectif La voie est libre lors d'une manifestation soutenue par les Soulèvements de la Terre, Extinction Rebellion et la Confédération paysanne.

La bataille des platanes

Thomas Brail en sera aussi. Perché dans un platane situé sur le futur tracé de l'A69 à Vendine (Haute-Garonne), le grimpeur-arboriste, habitué des coups d'éclat médiatiques, "trouve aberrant qu'en 2023, alors qu'on parle climat et sobriété, on se permette de remettre un projet vieux de 30 ans sur la table". Le principe de cette 2x2 voies, voulue par Pierre Fabre, patron historique des laboratoires pharmaceutiques castrais du même nom, était déjà acté par une décision ministérielle de 1994, à une époque où le réchauffement climatique n'était pas une préoccupation majeure. "J'ai un petit garçon de cinq ans. Je n'ai pas envie qu'il n'y ait plus assez de ressources alimentaires ou d'eau pour lui à l'avenir", poursuit Thomas Brail. Pour freiner le chantier, le Tarnais de 48 ans, originaire de Mazamet, a passé 10 jours au sommet d'un arbre, en mars, afin d'empêcher Atosca, le concessionnaire, de le couper. Trois des huit platanes promis à la tronçonneuse ont été sauvés.

Le grimpeur-arboriste Thomas Brail au sommet d'un platane, le 19 avril 2023 à Vendine (Haute-Garonne). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Cette action, couplée au soutien officiel des Soulèvements de la Terre, le mouvement écologiste menacé de dissolution après la manifestation violente contre la "méga-bassine" de Sainte-Soline, a placé le combat contre l'A69 dans le viseur du ministre de l'Intérieur. Gérald Darmanin a fait de ce projet autoroutier "le prochain objectif de l'ultragauche", parmi les 42 "susceptibles de faire naître des contestations extrêmement violentes".

S'il apprécie cette "publicité d'enfer" pour la manifestation du week-end du 22 avril, Denis, membre de La voie est libre, ne reconnaît pas vraiment ce collectif d'opposants divers dans le portrait brossé par le ministre. Cet ingénieur de 52 ans confie même avoir été initialement séduit par le slogan "Make our planet great again" ("rendre sa grandeur à notre planète"), lancé par Emmanuel Macron en 2017, quatre ans avant que son Premier ministre Jean Castex ne donne le coup d'envoi du chantier autoroutier. "Derrière, les actes n'ont pas suivi", constate Denis, qui estime que les opposants au projet ne font qu'"aider Emmanuel Macron à tenir ses engagements" sur le climat, la biodiversité et l'artificialisation des sols.

Un projet dénoncé comme injuste socialement

Pour La voie est libre, cette affaire est aussi une histoire de justice sociale. Le collectif dénonce une "autoroute pour les riches", qui laissera les Tarnais les plus modestes sur le bas-côté. Denis met ainsi en avant le coût annoncé par le concessionnaire (environ 17 euros pour un aller-retour Castres-Toulouse) et le rallongement du temps de parcours sur la RN126. L'A69 va en effet absorber deux contournements de villages conçus pour la nationale et rajouter à cette dernière une dizaine de ronds-points. "C'est une arnaque, ils se fabriquent des clients", peste l'habitant de Montcabrier (Tarn), qui défend, avec son collectif, le réaménagement de la RN.

Une croix plantée près de la souche d'un platane abattu, le 19 avril 2023 à Vendine (Haute-Garonne). (THOMAS BAIETTO / FRANCINFO)

"Beaucoup de gens ne pourront pas prendre cette autoroute", abonde Myriam Joly, 65 ans. Cheffe de l'entreprise tarnaise Missègle, un atelier textile, elle s'oppose à ce que les défenseurs de l'A69 estiment être la raison d'être du projet : le déseclavement de Castres et l'augmentation de son attractivité économique. Pour elle, "gagner 10 minutes de trajet [le concessionnaire en revendique 23] ne dynamise pas un territoire. La RN126 est impeccable, aller à Toulouse n'est pas un problème", assure-t-elle, en soulignant que les difficultés de circulation se concentrent surtout à l'entrée de la métropole.

Une question de "survie économique" pour ses promoteurs

Député Renaissance de la 3e circonscription du Tarn, Jean Terlier est l'infatigable avocat – sa profession d'origine – de ce ruban d'asphalte de 53 km. "C'est une question de survie économique pour le bassin d'emplois Castres-Mazamet", un territoire "un peu à bout de souffle", assure-t-il. L'élu de 46 ans en veut pour preuve le soutien "très majoritaire", à 75%, de la population du sud du Tarn, matérialisé dans un récent sondage Odoxa commandé par Atosca.

Des gendarmes mobiles empêchent les manifestants de perturber l'abattage des arbres, le 22 mars 2023 à Vendine (Haute-Garonne). (PATRICK BATARD / HANS LUCAS / AFP)

Si le député reconnaît qu'"il faut faire attention à ces questions d'environnement", il estime que les enjeux écologiques ont été pris en compte par le concessionnaire et qu'il faut les "mettre en parallèle avec les bénéfices qu'il va y avoir" pour l'économie et la sécurité routière, avec une infrastructure moins accidentogène que la route actuelle.

"Il y a une vraie dimension verte autour de cette autoroute."

Jean Terlier, député Renaissance du Tarn

à franceinfo

Directeur général d'Atosca, filiale de l'entreprise de travaux publics NGE, Martial Gerlinger vante également une autoroute "exemplaire". Il assure que 23% des 450 millions d'euros consacrés au projet – dont 25 millions d'euros proviennent de subventions publiques – seront "consacrés à la préservation de l'environnement", en misant notamment sur la compensation : plantation d'arbres, restauration de carrières, création de zones humides et de passages pour la faune, etc. Selon ses calculs, si l'autoroute devrait empiéter sur 300 hectares de terres au total, 200 ne seront pas recouverts d'asphalte, mais resteront des "dépendances vertes". L'A69 participerait même activement selon lui à la transition énergétique, grâce à ses tarifs préférentiels pour les véhicules électriques. "Cette autoroute sera décarbonée assez rapidement", promet-il. Contactées, ni la mairie de Castres, ni la Chambre de commerce et d'industrie n'ont souhaité s'exprimer.

Un discours de "greenwashing"

Cet argumentaire peine à convaincre les différents organismes qui se sont penchés sur ce dossier. Si l'A69 a reçu tous les tampons nécessaires à sa réalisation et le soutien du département, de la région et de l'Etat, en mars 2022, le Conseil national de protection de la nature (document PDF) jugeait le projet "en contradiction avec les engagements nationaux" sur le climat, l'artificialisation des sols et la biodiversité. Sept mois plus tard, l'Autorité environnementale, une entité liée au ministère de la Transition écologique qui évalue tout projet d'aménagement, dénonçait (document PDF) une infrastructure "anachronique au regard des enjeux et ambitions actuels de sobriété, de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et de la pollution de l'air, d'arrêt de l'érosion de la biodiversité et de l'artificialisation du territoire". Rapporteur de ce texte, Eric Vindimian fustige le "greenwashing" d'Atosca : "Il y a moins d'impacts que les autoroutes des décennies précédentes, mais ça n'en fait pas pour autant une infrastructure écologique".

Le "camping des platanes", installé pour lutter contre l'autoroute A69, le 19 avril 2023 à Vendine (Haute-Garonne). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Même la commission d'enquête publique (document PDF), qui a donné un avis favorable à la construction de l'infrastructure, souligne "des conséquences lourdes et définitives incompensables", comme la perte de terres agricoles et naturelles, la coupure du territoire et l'"impact paysager et sonore". Après avoir rappelé que leur mission n'était pas de se prononcer pour ou contre le principe d'une autoroute, les commissaires regrettent l'absence de preuve "qu'aucune alternative routière n'était meilleure."

Le ministère des Transports réexamine le projet

Pour Aurélien Bigo, chercheur associé à la chaire énergie et prospérité de l'institut Louis Bachelier, ce projet routier, comme des dizaines d'autres prévus en France, souligne "toute l'incohérence des politiques publiques" en matière climatique. "On investit dans la décarbonation des transports, mais on ne désinvestit pas dans la carbonation". Il rappelle qu'une autoroute alimente mécaniquement le réchauffement climatique, par un triple effet défavorable : "il y a plus de kilomètres parcourus au total, ils sont plus souvent faits en voiture et chaque kilomètre, du fait de la vitesse, est plus émetteur".

Contacté par franceinfo, l'entourage de Clément Beaune, le ministre délégué chargé des Transports, temporise. "Le ministre a souhaité réexaminer l'ensemble des projets autoroutiers actuellement envisagés, et le projet d'A69 ne fait pas exception", explique-t-on. Des propos encourageants pour Sabine Mousson, 54 ans, maire sans étiquette de Teulat (Tarn), traversé par la future quatre voies. "C'est bien la première fois qu'on voit une inflexion de l'Etat", relève cette opposante de longue date à l'A69. Un projet qui, selon elle, fait définitivement fausse route.

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