Crise climatique : "Si les températures baissent en 2025, cela ne veut pas dire qu'il ne faut plus s'inquiéter", plaide le climatologue Robert Vautard
Depuis un an, la température moyenne enregistrée sur l'ensemble de la planète a battu chaque mois un nouveau record de chaleur. Le mois de mai tout juste écoulé l'a confirmé, a annoncé l'observatoire européen Copernicus, mercredi 5 juin. Cette envolée des températures, initiée au printemps 2023, s'est notamment traduite par de longues canicules, des inondations brutales et des feux dévastateurs à travers le monde. Franceinfo a demandé au climatologue Robert Vautard, coprésident du groupe de travail sur la physique du climat au sein du Giec, de dresser un bilan de cette année climatique hors norme.
Franceinfo : Chaque mois a battu son propre record de chaleur depuis un an. Comment expliquer cette fuite en avant des températures moyennes mondiales ?
Robert Vautard : Plusieurs facteurs entrent en jeu. Le premier, bien sûr, c'est le réchauffement climatique qui poursuit sa course. Il y a aussi l'influence du phénomène El Niño, qui agit dans l'océan Pacifique depuis le printemps 2023 et a commencé à décliner après avoir connu un pic en décembre-janvier.
Cette année, la particularité, c'est que nous observons aussi des températures extrêmement élevées à la surface de l'océan Atlantique et de l'océan Indien, dont nous ne savons pas encore véritablement déterminer la cause. Il y a certainement une part de changement climatique, mais aussi une part de variabilité naturelle, ou encore d'autres effets de forçage qui viendraient s'ajouter.
Par exemple, on cherche à comprendre l'impact de la législation entrée en vigueur récemment pour limiter les émissions de soufre des navires sur les températures à la surface des océans. Certains travaux estiment que cette influence est moins importante que ce que l'on pensait, mais plusieurs hypothèses sont à l'étude.
Des records peuvent-ils encore tomber au cours des mois suivants ? Peut-on anticiper quand va s'arrêter cette série ?
Si on regarde la courbe des températures, on voit qu'elles continuent d'augmenter, notamment en raison du cycle saisonnier. Mais les anomalies chaudes, elles, vont être moins importantes au fur et à mesure qu'El Niño faiblit. On peut raisonnablement penser que la courbe des températures croisera celle de l'an dernier d'ici à la fin de l'année.
Du point de vue physique, un système climatique ne peut pas s'emballer à l'infini dans une direction en l'espace de quelques années. En revanche, il faut surveiller comment ce système évolue et ce que nous disent ces évolutions d'une transformation qui s'opère sur le temps long.
"Le fait d'avoir eu une année 2023 exceptionnelle, la plus chaude jamais observée, peut entretenir une certaine confusion et donner l'impression qu'il y aurait une accélération soudaine du rythme auquel la planète se réchauffe."
Robert Vautard, climatologueà franceinfo
En réalité, de telles "pointes" apparaissent dans tous les modèles climatiques. On a d'ailleurs connu des phénomènes semblables dans les années 1970. Toutefois, le "saut" entre les températures de 2022 et de 2023 a été très important, ce qui en fait malgré tout un événement assez rare. Si un tel saut venait à se reproduire entre 2023 et 2024, par exemple, alors là, nous serions dans quelque chose que nous ne savons pas expliquer. Mais ce n'est pas du tout ce qui est attendu.
La vitesse à laquelle progresse le réchauffement climatique doit-elle toutefois nous inquiéter ?
Il n'a pas fallu attendre 2024 pour s'inquiéter. Oui, il faut continuer de s'inquiéter, car le réchauffement climatique se poursuit à une vitesse importante, quelles que soient les variations liées à l'alternance entre El Niño [qui s'accompagne traditionnellement d'une hausse globale des températures] et La Niña [qui a tendance à rafraîchir]. Les années El Niño sont plus chaudes qu'autrefois, les années La Niña sont plus chaudes qu'autrefois... En admettant que les températures baissent, en 2025 par exemple, ce qui est tout à fait possible, cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus raison de s'inquiéter.
"Le changement climatique agit sur des échelles de temps beaucoup plus longues, de l'ordre de la décennie et plus encore. Et aujourd'hui déjà, on constate que ses effets vont très vite. Il se manifeste notamment par des extrêmes partout dans le monde."
Robert Vautard, climatologueà franceinfo
Cet hiver, nous avons vu des conditions extrêmes en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, avec des valeurs qui ont dépassé la chaleur qu'un humain est capable d'absorber, notamment à cause de l'humidité. En Asie, on l'a vu en 2022, 2023, 2024... Presque tous les ans maintenant, on observe des températures extrêmes au printemps, à partir de mars-avril et avant la mousson, où l'humidité joue un rôle très important. Ces phénomènes sont attribués aux changements climatiques.
La France et d'autres pays de l'ouest du continent européen ont connu un printemps humide, voire très pluvieux. Ces conditions détonnent avec l'idée d'un climat qui se réchauffe...
Sur le territoire, le changement climatique a deux visages : celui de la chaleur, avec des épisodes extrêmes, ou lorsqu'il fait mauvais, il prend la forme de pluies extrêmes. Le changement climatique est très visible chez nous et pas uniquement sous la forme de canicules et de sécheresses. On voit ces effets quasiment tous les ans. Il suffit de voir le nombre d'inondations que la France hexagonale à connu cette année : rien que depuis le début de l'hiver, entre le Pas-de-Calais, la Charente, la Moselle... De nombreux territoires ont subi durement les effets du changement climatique.
Au regard des records de cette année, certains écosystèmes déjà fragilisés, tels que les glaciers ou certaines forêts, risquent-ils de franchir un "point de bascule", à savoir un stade au-delà duquel il est impossible de revenir en arrière?
Le franchissement d'un point de bascule s'observe sur le temps long. Certaines disparitions sont déjà actées, comme celle des petits glaciers en France. Si les températures ne se stabilisent pas, le risque d'atteindre un point de rupture grandit. Actuellement, de grandes masses de glace se transforment en eau dans l'Antarctique, avec des glaciers et des calottes polaires fortement déstabilisés par les températures qui augmentent. Il existe encore beaucoup d'inconnues, mais si les glaciers de la planète atteignent leur point de rupture, on estime que le niveau des mers pourrait augmenter de 2 m d'ici à la fin du siècle, contre une hausse estimée entre 50 cm et un mètre sans rupture.
Il y a aussi la question du déclin observé de la circulation générale des océans. Sur ce point, les incertitudes sont énormes et personne n'est en mesure de dire s'il peut s'accélérer et arriver à un point de rupture d'ici la fin du siècle.
"Ce que l'on sait, c'est que le changement climatique lui-même, avec les températures globales qu'il entraîne déjà, constitue en soi un point de non-retour."
Robert Vautard, climatologueà franceinfo
Le dioxyde de carbone, le CO2, s'accumule dans l'atmosphère. Même si on arrêtait net toutes les émissions de gaz à effet de serre, il resterait là, dans l'atmosphère, pour des centaines d'années pendant lesquelles nous garderions les températures que nous connaissons aujourd'hui. Donc le point de non-retour, d'une certaine façon, il est franchi chaque fois que la planète prend une fraction de degré supplémentaire.
La diminution des émissions de gaz à effet de serre peut-elle enrayer assez rapidement le réchauffement climatique compte tenu de ce que l'on a déjà observé ces douze derniers mois ?
La baisse drastique des émissions de gaz à effet de serre est le seul moyen de contenir le réchauffement à un niveau tel que les conséquences demeurent gérables par la société. Il faut baisser rapidement les émissions, avec un objectif de neutralité carbone en 2050. Même s'il semble aujourd'hui difficile à établir ou à mettre en œuvre, il faut tout faire pour s'en approcher. Ce que l'on a vu ces derniers mois à travers le monde, ce n'est pas un exemple de ce qu'il pourrait se produire dans le futur, c'est ce qui se produit déjà avec les conditions d'aujourd'hui. Sans réduction des émissions, les extrêmes de demain seront pires. Pas à la fin du siècle, mais dans dix ans.
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