Cet article date de plus de cinq ans.

La "sixième extinction" aura-t-elle lieu ?

Les espèces disparaissent à un rythme alarmant. A tel point point que certains craignent la disparition de la vie. D'autres préfèrent parler de crise de la biodiversité.

Article rédigé par The Conversation - Jessie Cuvelier et Maxime Pauwels
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Un mandrill au zoo de Berlin (Allemagne), le 22 décembre 2018. (PAUL ZINKEN / DPA)

Maxime Pauwels, co-auteur de cet article, est enseignant-chercheur en écologie et évolution à l'université de Lille. Jessie Cuvelier est ingénieure d'études au CNRS, chargée de collection à l'université de Lille. La version originale de cet article a été publiée sur le site The Conversation, dont franceinfo est partenaire.


Nous serions entrés dans la "sixième extinction". L’expression est volontairement forte, et doit marquer les esprits, en faisant référence à la dévastatrice extinction permienne – la 3e, survenue il y a 252 millions d’années (Ma) –, entraînant la disparition de 95 % des espèces marines et peut-être de 70 % des espèces terrestres. En évoquant aussi la crise du Crétacé-Tertiaire – la 5e, dite "K-Pg", il y a 65 Ma –, et la disparition des dinosaures non-aviens. Mais faire référence aux extinctions massives passées est-il juste ? Cet article interroge la rigueur scientifique du concept de sixième extinction, à manier avec précaution.

L’histoire du vivant s’écrit surtout depuis le Cambrien, commencé il y a 542 Ma, et l’essor d’une vie animale laissant des traces fossiles. Depuis, on observe globalement une augmentation du niveau de biodiversité. Aussi, si des apparitions et des extinctions de taxons biologiques (c’est-à-dire espèces, genres ou familles) se produisent régulièrement, le bilan sur une période donnée est, en général, positif. A quelques exceptions près.

En 1982, les paléontologues David M. Raup et J. John Sepkoski identifient à partir des données fossiles disponibles quatre à cinq "extinctions massives", moments au cours desquels un nombre exceptionnel de disparitions complètes de taxons entraînent une chute du niveau de biodiversité. Elles se situent à la fin de l’Ordovicien (- 445 Ma), lors des derniers étages géologiques du Dévonien (-360 à -380 Ma), du Permien (- 252 Ma), du Trias (-201 Ma) et du Crétacé (-65 Ma). Ce sont les cinq "premières" extinctions massives.

Les enseignements du passé

Cependant, les auteurs n’ont analysé que des données de fossiles marins, alors plus nombreuses. Or, si la vie est encore majoritairement marine à l’Ordovicien, ce n’est plus le cas ensuite. Et le registre fossile des organismes terrestres témoigne parfois d’une autre histoire.

Les mammifères, par exemple, apparu au Mésozoïque (-252 à -65 Ma), ont traversé la plus fameuse des extinctions, la crise K-Pg, celle des dinosaures. Leur dynamique face à la crise est encore débattue. Mais si l’extinction K-Pg a pu favoriser, ultérieurement, une diversification morphologique et écologique des mammifères, notamment placentaires, les grands groupes actuellement reconnus seraient apparus avant et auraient tous survécu (heureusement pour nous).

Sur une période plus longue, le registre fossile des végétaux terrestres est aussi surprenant. Vraisemblablement apparus au Silurien (-443 à -416 Ma), leur dynamique de diversification ne semble avoir été ralentie ni au Dévonien, ni au Crétacé, et seulement localement au Trias : la diversité des végétaux a été peu impactée par les extinctions massives survenues à ces périodes.

Au final, seule une extinction (à la fin du Permien) sur les cinq initialement identifiées aurait été à la fois massive, entraînant de nombreuses disparitions de taxons, et globale, touchant tous les types d’organismes, à une échelle planétaire. Ce qui classerait le phénomène actuel à la deuxième place, lui donnant un caractère encore plus exceptionnel… s’il correspondait véritablement, en comparaison, à une extinction massive.

Les cinq extinctions massives passées et classiquement reconnues sont représentées par les lignes verticales rouges. Cependant, la plupart ne seraient pas globales, dans la mesure où leur impact sur la dynamique de la diversité végétale est moindre, sinon nulle. Seule la crise massive de la fin du Permien aurait concerné aussi le monde terrestre. Réciproquement, à partir de données paléobotaniques, on enregistre d’autres crises, par exemple à la fin du Carbonifère, non détectées à partir des données marines (lignes vertes). Author provided

Employer le conditionnel plutôt que le futur

Dans leur livre phare de 1995, le paléontologue Richard Leakey et le journaliste scientifique Roger Lewin annonçaient que jusqu’à 100 000 espèces disparaîtront chaque année d’ici la fin du XXIe siècle. Parler au conditionnel aurait été plus juste. Car il ne s’agissait pas d’une prédiction mais d’une anticipation quant à l’évolution future de la tendance actuelle.

Suivant une approche rétrospective, le chercheur en écologie et zoologie Gerardo Ceballos et ses collègues annonçaient de leur côté, en 2015, que le taux d’extinction des vertébrés estimé à partir des extinctions enregistrées depuis 1900 aurait été 22 à 53 fois supérieures au taux "normal", estimé pour des époques plus anciennes à partir de données fossiles.

Ici aussi, la prudence est requise. Si une tendance à la hausse des taux d’extinction estimés semble confirmée, il reste délicat d’opposer directement des estimations obtenues sur des intervalles de temps si différents (de l’ordre du million d’années pour des données fossiles, de l’ordre du siècle pour des données actuelles).

Au total, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui suit l’état de la biodiversité, enregistre pour 2019, 1 757 extinctions ou probables extinctions depuis 1500. Que l’on considère le nombre total d’espèces existant à la surface de la planète (au moins 2 millions), ou le nombre d’espèces suivies par l’UICN (98 510), on est encore loin des 75 % d’extinction caractérisant une extinction massive.

Assurément, la sixième extinction n’a pas encore eu lieu. Aura-t-elle lieu ?

En toute rigueur, il est difficile pour un scientifique de s’exprimer fermement sur l’avenir. Les prospectives scientifiques impliquent des hypothèses que seul le temps pourra ou non confirmer. En ce sens, extrapoler à partir de la crise de biodiversité actuelle pour conclure définitivement sur une extinction massive à venir manque de fondement scientifique.

40 % des espèces d’insectes pourraient avoir disparu de la planète d’ici quelques décennies : une hypothèse qui reste à confirmer… sans pour autant nier la gravité de la tendance actuelle. Nathan B. Dappen/Shutterstock, CC BY-NC-ND

Discuter le concept de 6e extinction, est-ce du déni ?

Non. En 2019, l’UICN liste 27 157 espèces menacées d’extinction. Soit près du tiers des espèces suivies ! C’est énorme. Mais il ne s’agit pas (encore) d’extinctions. En 2017, l’entomologiste Caspar Hallmann et ses confrères évoquaient un déclin de plus de 75 % de la biomasse d’insectes en 27 ans sur des sites protégés en Allemagne. Le chiffre saisit car il évoque les extinctions massives ! Mais cela a pu survenir sans aucune extinction.

Les deux situations indiquent plus clairement le déclin démographique d’un grand nombre d’espèces. Celles-ci sont de plus en plus rares, sur une aire géographique de plus en plus réduite. Et ces déclins ont, sans intervention, l’extinction pour aboutissement.

C’est pourquoi en 2019, les biologistes Francisco Sánchez-Bayo et Kris A.G. Wyckhuys suggèrent que 40 % des espèces d’insectes pourraient avoir disparu de la planète d’ici quelques décennies. Mais l’hypothèse d’extinction spécule sur l’issue de la situation actuelle plutôt qu’elle n’en rend compte, car à ce jour les espèces concernées ne sont (pour la plupart) pas éteintes.

Il y aurait, dans cette distinction, une maigre consolation : peut-être arriverons-nous à prévenir les extinctions. Mais c’est là que le débat, en apparence sémantique, prend son sens, car prévenir l’extinction des espèces ne suffirait pas nécessairement.

Dans un écosystème, les espèces ne sont pas que des entités indépendantes et contingentes. Elles interagissent les unes avec les autres ; et avec leur environnement physico-chimique.

Elles remplissent une "fonction" : la production primaire, l’herbivorie, la prédation, la dégradation de la matière organique morte, la symbiose, le parasitisme, etc. Ces fonctions, combinées, participent au fonctionnement de l’écosystème entier. Si elles disparaissent, l’écosystème peut être perturbé et se dégrader. Par exemple, au-delà du service écosytémique qu’ils rendent à l’homme, la fonction des insectes pollinisateurs participe au maintien des végétaux pollinisés, à la base des chaînes alimentaires. Or ces fonctions peuvent disparaître sans extinction de l’espèce, lorsque les espèces ne sont plus suffisamment abondantes pour les assurer. Et c’est précisément ce qui se passe.

Chaque espèce interagit avec d’autres, créant des chaînes sensibles aux variations de la biodiversité. Ici, un Colibri scintillant (Brésil) prélevant du nectar. Waldemar Manfred Seehagen/Shutterstock, CC BY-NC-ND

Au final, le concept de sixième extinction paraît avoir plusieurs limites : il fait référence à des évènements passés, encore mal compris, notamment quant à leur ampleur ; il anticipe, dans une sorte de fatalisme, sur l’issue de la situation actuelle ; il focalise sur un phénomène (l’extinction) au risque d’en négliger un autre (le déclin démographique de nombreuses espèces, et ses conséquences sur le fonctionnement des écosystèmes).

Enfin, sur un autre registre, plus psychologique, il brandit la menace d’une catastrophe imminente, mais qui ne survient pas, au risque de biaiser la perception du déclin, bien réel, des espèces et de leurs fonctions. En comparaison, le concept de crise de biodiversité, plus proche de l’expérience de chacun – les hirondelles sont toujours là mais moins nombreuses qu’avant –, paraît plus pertinent.


Cet article a été écrit avec la précieuse collaboration de Borja Cascales-Minana, paléobotaniste, chargé de recherche CNRS au laboratoire Evo-Eco-Paleo (UMR Université de Lille-CNRS 8198).The Conversation

Maxime Pauwels, Enseignant-chercheur en écologie et évolution, Université de Lille et Jessie Cuvelier, Ingénieur d'études CNRS - chargée de collections, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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