Cet article date de plus de quatre ans.

"La biodiversité est notre patrimoine et nous devons en prendre conscience" : l'appel au "sursaut citoyen" d'un scientifique

A l'occasion de la réunion de l'IPBES, le sommet de la biodiversité, à Paris, Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS, appelle les citoyens et les pouvoirs publics à "accepter l'alarme" sonnée par les scientifiques.

Article rédigé par The Conversation - Philippe Grandcolas, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Une abeille dans un jardin botanique de Munich (Allemagne), le 24 avril 2019. (RACHEL BOSSMEYER / DPA / AFP)

Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent chaque mois une chronique scientifique de la biodiversité : "En direct des espèces". Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.


Les grandes crises environnementales – celle du climat et de la biodiversité – auxquelles notre monde est confronté ne laissent presque plus personne indifférent. Le scepticisme des premières années a laissé la place aux polémiques alimentées par les lobbyistes ou antiscience ; et les pseudo-controverses se concentrent désormais sur les causes et les remèdes à apporter à ces problèmes.

Reste une question : si le constat de la menace climatique et de la dégradation de la biodiversité est unanime, que pouvons-nous vraiment faire, à part participer au concert des lamentations ?

Sous-exposition médiatique

Connaissez-vous l’IPBES, cette plate-forme intergouvernementale pour la biodiversité ? En avez-vous déjà entendu parler ? Elle est à la biodiversité ce que le GIEC est au climat. Depuis le 29 avril, les délégués scientifiques des 132 pays membres de la plate-forme travaillent ensemble à Paris, à l’invitation du Président Emmanuel Macron, pour finaliser leur dernier document d’évaluation. Cette session prendre fin ce samedi 4 mai. Le résultat de ce travail nous permettra d’avoir une photographie précise de l’état du vivant terrestre.

À l’instar de ceux du GIEC, les documents de l’IPBES sont argumentés, collectifs et discutés dans leurs moindres détails. Et comme ceux du GIEC, ils peuvent difficilement laisser place à la contestation. Mais leur couverture et leur impact médiatique restent pourtant très faibles comparés à ceux portant sur le changement climatique.

Qu’en conclure ? Faut-il sauver la biodiversité ou se contenter de se lamenter de la disparition des ours blancs, manchots et des papillons de nos jardins ?

C’est toujours le même souci avec la biodiversité : tout le monde en veut un peu, mais pas trop et pas trop près. Oui aux jolis papillons mais pas de moustiques qui piquent ; oui aux gentilles abeilles butineuses mais pas de guêpes qui gâchent le pique-nique ; oui aux beaux arbres qui font de l’ombre en été mais pas à leurs feuilles mortes qu’il faut balayer à l’automne. Oui enfin aux belles forêts tropicales, mais loin de chez nous, dans des pays en développement ou émergents à qui on fait la morale, pendant que nos propres milieux naturels deviennent exsangues, surchargés d’intrants agricoles (fertilisants, pesticides) ou soumis à un extractivisme épuisant.

Sujet pour écolo bobo ou grave problème ?

A-t-on besoin de toute la biodiversité ? Les écosystèmes exploités par les communautés humaines ne peuvent-ils se stabiliser et trouver un nouvel équilibre ? D’innombrables travaux scientifiques permettent de répondre à ces questions.

Oui, nous avons un besoin vital de toute la biodiversité : nous nous en nourrissons – bien au-delà des variétés industrielles de blé, soja, riz, etc. Elle constitue d’autre part un réservoir de solutions qui nous permet de vivre confortablement. Outre son utilité directe, elle abrite tous les contributeurs naturels aux équilibres nécessaires – les pollinisateurs de nos cultures, les parasites ou prédateurs des pestes de nos cultures ou des vecteurs de maladies.

Nous avons pris l’habitude de bénéficier de ces équilibres naturels sans nous rendre compte qu’ils ne sont pas pérennes et restent vulnérables face à nos actions destructrices. Et quand bien même nous nierions ces bienfaits, de quel droit dilapiderions-nous l’héritage de nos enfants ou petits enfants ?

Oui, aussi, à la seconde question : les écosystèmes présentent des états d’équilibre multiples et il existe bien d’autres situations que le paradis – vierge – versus l’enfer d’une Terre ravagée et inhabitable. Encore faut-il rechercher ces états d’équilibre et cesser de penser que l’ingénieurie environnementale dédiée à l’agriculture, à l’élevage ou à la foresterie peut tout maîtriser, dans un interventionnisme permanent et naïf. Faut-il, par exemple, vraiment fabriquer des drones pollinisateurs, au coût carbone exhorbitant, plutôt que de laisser vivre les abeilles ou bourdons sauvages, moyennant des aménagements raisonnables et rentables de nos pratiques agricoles ? Il faut enfin se rappeler que la diversité est clairement liée à la bonne santé de nos écosystèmes : plus d’espèces même redondantes fonctionnellement signifie plus de stabilité ou de résilience.

Nous ne devons pas jouer à l’esprit fort, satisfait de cerner le "paradoxe environnementaliste", mais qui échoue à mesurer une corrélation majeure entre pertes de biodiversité et développement vertueux des populations humaines.

Ce paradoxe revient à jouer à la "dinde inductiviste" – une fable mise au point par les philosophes Bertrand Russell et Alan Chalmers – qui conclut après plusieurs jours de son bon repas d’élevage quotidien que tout ira bien ainsi très longtemps… jusqu’au 24 décembre où les conclusions basées sur ses habitudes sont brutalement contredites !

Certes, les pays en voie de développement ont malheureusement bien d’autres soucis que la préservation de la biodiversité. Certes, les pays développés arrivent encore à préserver leurs intérêts immédiats, mais pour combien de temps avant que les écosystèmes ne soient vraiment totalement en faillite.

Le concept des "limites planétaires" présenté par Johan Rockström. (IIASA/YouTube, 2015).

Identifier les causes de la crise

Si nous admettons connaître une situation de crise, la discorde apparaît quand on en vient à l’analyse des causes et des solutions.

Penons la déforestation, par exemple, différemment évaluée selon qu’on comptabilise des plantations d’arbres ou des forêts naturelles, dont la richesse en biodiversité et le potentiel fonctionnel sont pourtant incomparables. Ou encore, quand on recommande une diminution des intrants et l’emploi d’une agriculture raisonnée – modèle chiffré et validé par de nombreuses institutions et spécialistes – et que l’on s’attire les sarcasmes avançant l’argument erroné de la faible productivité.

Il y a aussi toutes ces controverses sans fin concernant l’emploi des pesticides, qui se focalisent sur la santé humaine en oubliant le reste du vivant. Quant aux espèces exotiques envahissantes, l’une des grandes causes de déclin des espèces autochtones, certains les voient étrangement comme d’aimables visiteuses qu’il ne faut pas stigmatiser à l’excès.

Et, enfin, cette question des effets rétroactifs colossaux de la crise de la biodiversité sur le changement climatique, souvent mal gérés, tant on privilégie les solutions en apparence plus douces mais pourtant coûteuses en carbone. Ainsi, le développement des véhicules individuels électriques – dont le coût carbone de fabrication est évidemment important – aux dépens des transports en commun…

N’avons-nous pas ici affaire à une forme pernicieuse de scepticisme, où les controverses puériles sur les remèdes remplacent le scepticisme éculé des incrédules ou des lobbyistes ?

Au sommet du vivant ?

Faiblesse des mesures prises par les gouvernements, commentaires mitigés des uns, controverses des autres sur les remèdes à apporter, faible réaction aux constats alarmants de l’IPBES… Tout cela semble indiquer un manque d’intérêt sincère et juste pour la biodiversité.

Nos sociétés sont moulées dans des habitudes centenaires d’exploitation des milieux naturels. Nous oublions la richesse naturelle mais aussi les crises d’exploitation des siècles passés – par exemple, la rouille du blé ou le doryphore de la pomme de terre dont certaines ont entraîné des famines épouvantables. Confortablement installés dans notre amnésie environnementale, nous ne nous souvenons que de la permanence de nos systèmes d’exploitation agricole ou forestière, pensant que notre élan technologique actuel nous protégera des problèmes éventuels liés à leur industrialisation.

Mais, surtout, nous nous plaçons au centre de l’univers et au sommet du vivant sur la planète Terre. La Terre n’est plus au centre du système solaire… mais nous nous pensons encore au sommet vivant sur la Terre.

Accepter l’alarme et en tenir compte

La plate-forme IPBES, réunie cette semaine à Paris, publiera donc sa nouvelle évaluation sur l’état de la biodiversité terrestre dans les jours à venir. Le constat sera probablement et malheureusement catastrophique.

Il nous faut un sursaut citoyen, quelle que soit notre situation pour aller de l’avant, en prenant toutes les mesures nécessaires pour améliorer l’état de la biodiversité. Le temps des controverses sur les causes et les remèdes – cette forme rampante de scepticisme – doit être dépassé pour laisser place à l’action responsable.

La biodiversité est notre patrimoine et nous devons en prendre conscience, aussi étrange que cela puisse paraître à certains, trop distanciés de la connaissance scientifique ou de la nature, trop habitués à privilégier les accommodements technologiques comme solution à tous les problèmes.The Conversation

Philippe Grandcolas, Directeur de recherche CNRS, systématicien, UMR ISYEB, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.