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Les inégalités se réduisent-elles plus vite en Chine que dans l'Union européenne, comme l'affirme Manon Aubry ?

Les économistes interrogés par franceinfo jugent que l'affirmation faite par la tête de liste de La France insoumise est sujette à caution.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Manon Aubry, tête de liste La France insoumise aux élections européennes, le 11 mai 2019, en meeting à Marseille. (GERARD JULIEN / AFP)

Dans une vie antérieure, Manon Aubry était porte-parole de l'ONG Oxfam France. Celle qui est désormais tête de liste de La France insoumise aux élections européennes y travaillait notamment sur le dossier des inégalités. Invitée de l'émission "Questions politiques", dimanche 12 mai, sur franceinfo, la candidate a évoqué ce sujet qui lui tient à cœur.

Elle a fait cette déclaration : "L'Union européenne est un territoire plutôt moins inégalitaire, (...) mais les inégalités ont tendance à augmenter plus vite qu'ailleurs. (...) Par exemple, en Chine, les inégalités sont réduites de manière plus rapide." Ses propos vous ont fait tiquer et vous avez posté un message dans le live de franceinfo, afin que nous vérifions l'exactitude de cette assertion.

Européennes : "En Chine, les inégalités sont réduites de manière plus rapide" qu'au sein de l'UE, pointe Manon Aubry
Européennes : "En Chine, les inégalités sont réduites de manière plus rapide" qu'au sein de l'UE, pointe Manon Aubry Européennes : "En Chine, les inégalités sont réduites de manière plus rapide" qu'au sein de l'UE, pointe Manon Aubry

La formule mathématique utilisée par les chercheurs pour mesurer les inégalités est le coefficient de Gini. Plus la valeur de l'indice est proche de 0 plus la répartition est égalitaire. A l'inverse, plus elle approche de 100, plus elle est inégalitaire. La Banque mondiale a appliqué cet outil statistique aux revenus des différents pays du monde. Elle n'a, en revanche, pas calculé l'indice de Gini de l'Union européenne.

On peut toutefois tenter une comparaison entre Chine et France. L'indice de Gini de la Chine a culminé à 43,7 en 2010. Il a ensuite chuté pour s'établir à 38,6 en 2015. En France, l'indice a atteint son plus haut à 33,7 en 2010 également. Il a depuis évolué en légère baisse, avant de repartir en petite hausse à 32,7 en 2015. Sur ces cinq années, les inégalités ont donc diminué plus fortement en Chine qu'en France, mais la Chine reste plus inégalitaire que la France.

L'indice de Gini des revenus au sein de l'UE a en revanche été calculé par Eurostat. Et il est resté très stable, fluctuant entre 30,5 et 31 sur la période 2007-2017. L'agence européenne de statistique fournit aussi les indices de Gini des différents pays de l'UE – et n'arrive d'ailleurs pas tout à fait aux mêmes résultats que la Banque mondiale. Reste qu'entre 2006 et 2016 "la tendance à la baisse (...) est bien réelle" mais "minime", conclut l'Observatoire des inégalités au vu des chiffres d'Eurostat. Cette diminution des écarts de revenus "est due en partie à la crise financière qui a secoué les marchés financiers et qui a eu un impact fort entre 2009 et 2012 sur les niveaux de vie des plus aisés dans les pays les plus riches d’Europe", souligne l'Observatoire.

Tous les pays d'Europe ne sont toutefois pas logés à la même enseigne. Ceux du Sud restent les plus touchés par les inégalités, comme l'Espagne et l'Italie où elles ont même augmenté. La France reste dans la moyenne européenne, en dépit d'une légère hausse sur la période. Les écarts de revenus sont en revanche inférieurs à la moyenne dans les pays du Nord, même s'ils ont augmenté en Norvège ou en Suède.

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Une comparaison qui n'est "pas pertinente"

"La comparaison avec la Chine [effectuée par Manon Aubry] n'est pas pertinente", juge toutefois Mary-Françoise Renard, responsable de l'Institut de recherche sur l'économie de la Chine (Idrec). Car, explique-t-elle, "la Chine était à la fin des années 1970 l'un des pays les plus pauvres du monde" et "le niveau de vie y a ensuite augmenté", au gré d'un développement économique à marche forcée, "en engendrant de très fortes inégalités".

L'Europe – en particulier celle de l'Ouest – avait déjà une économie développée et n'a donc pas suivi la même trajectoire sur cette période. En outre, note la professeure d'économie de l'université Clermont-Auvergne, "les inégalités en Europe sont beaucoup plus faibles, donc leur baisse est évidemment moins importante".

"Après une très forte augmentation des inégalités de revenus en Chine depuis la fin des années 1980, on assiste à une certaine stabilisation depuis 2008", reconnaît Sylvie Démurger, directrice de recherche au CNRS. Mais, ajoute la membre du Groupe d'analyse et de théorie économique (GATE), "aucun observateur sérieux ne se risquera à déclarer que les inégalités sont réduites en Chine."

Un indice "qui sous-estime" les inégalités en Chine

Car l'indice de Gini de la Chine est sujet à caution, expose la chercheuse. Les enquêtes, menées par le Bureau chinois des statistiques, mais aussi par des chercheurs indépendants, ont du mal à mesurer l'évolution des revenus des plus riches, assure-t-elle. "Dans une période où les revenus les plus hauts croissent particulièrement vite – ce qui est le cas de la Chine –, il est donc possible, et probable, que le Gini sous-estime le niveau réel des inégalités en ne parvenant pas à capter ces revenus les plus élevés."

Les estimations de ces hauts revenus, produites par certains chercheurs à partir d’informations éparses ou recomposées, donnent plutôt une augmentation du coefficient de Gini en Chine après 2008 qu’une baisse, pointe la spécialiste.

Il est donc difficile de croire à une réduction des inégalités en Chine, encore moins à une réduction plus rapide qu’ailleurs.

Sylvie Démurger, directrice de recherche au CNRS

à franceinfo

Et quand bien même les inégalités de revenus se stabiliseraient en Chine, le phénomène "est largement compensé par l'accroissement sans précédent des inégalités de patrimoine immobilier et financier, et par une forte polarisation, avec les plus riches encore plus riches", soulève Sylvie Démurger. L'économiste Mary-Françoise Renard fait également valoir qu'en Chine, ces inégalités "s'accompagnent de l'inégalité d'accès aux services publics et ce, d'une façon incomparablement plus importante qu'en Europe".

Le poids des 1% les plus riches

La question des inégalités peut aussi être abordée via le prisme du poids des personnes les plus riches. Or "ce poids est beaucoup plus important en Chine et aux Etats-Unis qu'en Europe", fait remarquer Mary-Françoise Renard. 

"Sur une longue période, les inégalités augmentent clairement plus en Chine qu'en Europe, observe Lucas Chancel, codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l'Ecole d'économie de Paris. En 1980, les 1% les plus riches détenaient 7,1% des revenus avant impôt en Europe et 6,4% en Chine. En 2015, ce chiffre est de 10,4% en Europe, contre 13,9% en Chine."

Toutefois, relève l'économiste spécialiste des inégalités, "depuis le milieu des années 2000, la Chine voit son niveau d'inégalités se stabiliser et même décroître par rapport au pic de 15,4% atteint en 2009, alors que les inégalités augmentent légèrement en Europe sur cette période récente." La part du revenu captée par les 1% les plus riches des Européens est ainsi passée de 9,9% en 2009 à 10,4% en 2015 (en France, il était de 10,8 en 2014).

En Chine, d'importants investissements ont en effet été décidés par un pouvoir central très dirigiste dans la santé et l'éducation en faveur des classes populaires et moyennes. Cela a permis de réduire les inégalités, explique le chercheur. L'Express comme L'Humanité se sont fait l'écho de ces plans quinquennaux successifs.

Il n'y a en effet pas de fatalité à la montée des écarts de richesse, c'est bien le résultat de choix politiques.

Lucas Chancel, économiste spécialiste des inégalités

à franceinfo

"Les démocraties européennes pourraient mettre en place de telles mesures sans se renier aucunement, juge l'expert. L'Europe résiste certes mieux que de nombreux pays à la montée des inégalités sur le temps long, mais ne doit pas négliger le fait que l'on pourrait mieux faire si on le voulait."

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