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Charia : quel sens ce mot a-t-il aujourd’hui ? (2e partie)

Le mot charia suscite la réprobation en Occident en raison notamment de son application plus que rigoriste dans des pays comme l’Arabie Saoudite ou le Pakistan. Dans une 1re partie, Eric Chaumont, chargé de recherches au CNRS, a expliqué le sens originel du terme. Cette fois, il revient sur sa signification actuelle, les affaires de lapidation ou l’affaire du jeune Saoudien Ali Mohammed al-Nimr.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Militante islamiste brandissant le Coran lors d'une manifestation à Karachi (Pakistan) le 8 mars 2006. (ASIF HASSAN - AFP)
Que recouvre en fait aujourd’hui la charia ? Autorise-t-elle la lapidation? Permet-elle que dans le cas du Saoudien Ali Mohammed al-Nimr, ce jeune chiite de 21 ans soit décapité, son corps crucifié et exposé publiquement jusqu’à ce que ses chairs pourrissent? Ou s’agit-il d’une interprétation rigoriste, ou liée à des traditions locales ancestrales ?

La sharia, hier comme aujourd’hui, recouvre l’ensemble des actes humains, sans exception ; elle est «intégraliste», son empire est absolu, depuis les actes cultuels jusqu’aux délits et crimes en passant par le commerce et les finances ou la sexualité, les mariages et répudiations jusqu’à l’hygiène, etc. Elle comprend également une doctrine de justice sociale ainsi qu’un secteur financier, aujourd’hui en pleine expansion. 
 
Dans l’histoire des sociétés musulmanes, le droit issu de la sharia n’a que très rarement été appliqué en son intégralité, aujourd’hui moins que jamais. Dans la très grande majorité des pays musulmans, depuis la période coloniale et la naissance des États-Nations, les droits en vigueur sont d’inspiration occidentale à l’exception du droit des statuts personnels (droits matrimonial et successoral).
 
Un exemple éloquent : la constitution égyptienne a beau porter que la sharia est «la seule source du droit» - concession faite à l’islamisme politique des Frères musulmans -, en réalité, le droit en vigueur en Egypte s’inspire directement du Code Napoléon à peine revisité… Dans d’autres pays musulmans, beaucoup plus rares, on assiste à une néo-sharaïsation (néo-islamisation) du droit, dans la République islamique d’Iran, par exemple. Plus idéologiques que légaux sont en revanche les débats contemporains très animés qui se déroulent partout dans le monde musulman autour de la notion d’«application de la sharia» (tatbîq al-sharî‘a).    
 
Si la sharia apparaît comme un épouvantail en Occident, c’est que celui-ci l’identifie de manière exclusive, d’une part, à son droit pénal, et, d’autre part, au statut, incontestablement inférieur, que ce dernier réserve à la femme dans le droit personnel. Certaines peines, les peines dites «fixes» (al-hudûd), sont en effet très sévères : amputation de la main du voleur, lapidation de l’homme et de la femme adultères, peine capitale pour l’apostat, etc.
 
Manifestation salafiste à Tunis le 11 janvier 2013 pour demander l'application de la charia (AFP - SALAH HABIBI )

Mais, en principe, tout est fait dans le système légal musulman pour éviter la prononciation de ces peines, principalement parce que les crimes sont difficiles à qualifier. Pour, par exemple, qu’un adultère soit établi, il faut que quatre témoins puissent témoigner avoir vu l’acte, avoir vu plus précisément le gland de l’homme s’introduire dans le vagin de la femme (il n’y a pas «fornication» sans pénétration).

Un dire canonisé (dire du prophète qui, parce que personne n'en conteste l'authenticité, a été introduit dans l'un ou l'autre des recueils canoniques de la sunna, soit les dires et actes du prophète) du prophète Muhammad se lit : «Ecartez les peines fixes avec les équivoques.» On rapporte aussi que le prophète fit semblant de ne pas entendre le témoignage d’une femme venue lui avouer qu’elle avait forniqué, la troisième fois, il n’eut plus le choix et la fit lapider. 

Horripilation, humiliation
Il est par ailleurs plus important de signaler que l'horripilation viscérale que soulève le mot «sharia» en Occident est inversement proportionnelle à l'admiration militante et à l'adhésion qu'il suscite auprès d'une très grande majorité de musulmans contemporains, évidemment pas pour les mêmes raisons.

Le musulman «commun», qui souhaite l’application de la sharia, ne pense pas au droit pénal sharaïque (qui se rapporte à la sharia) que, le plus souvent, il n’entend pas particulièrement voir appliquer - au contraire parfois. C’est la sharia vue, à tort ou à raison, comme la panacée contre toutes les injustices sociales et l’incurie - l’autoritarisme et le totalitarisme, le clientélisme, la corruption généralisée, etc. Ceux-ci caractérisent un grand nombre de régimes musulmans, arabo-musulmans en particulier, au pouvoir depuis des décennies et dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont pas respecté leurs promesses de progrès, sur tous les plans. 

L’engouement pour la sharia en terre d’islam ne peut se comprendre autrement. Le malentendu est là : épouvantail pour l’Occident, qui ne sait en réalité pas ce qu’est la sharia, et panacée pour les premiers concernés qui sont peut-être un peu trop confiants.      
 
Le cas du Saoudien ‘Ali Muhammad al-Nimr
La peine réservée au jeune Saoudien ‘Ali Muhammad al-Nimr est celle qui en droit musulman est applicable soit à «l’extrémisme» - politique s’entend : la rébellion - soit au grand banditisme (le vol à main armée en fait). Son cas relève, selon la justice saoudienne, de l’extrémisme.
 
Le jeune Saoudien Ali al-Nimr (photo prise à une date inconnue) (AFP - HO - REPRIEVE.ORG )

Mais il n’échappe à personne que des facteurs extra-légaux interviennent en l’occurrence dans la définition du crime, la résurgence, principalement, de l’ancestral antagonisme entre sunnisme et shiisme. Celui-ci se traduit, d’une part, par des tensions graves et parfois très violentes au sein de certaines sociétés musulmanes «mixtes» - c’est ici le cas -, et, d’autre part, par des guerres larvées entre pays sunnites et shiites, l’Arabie Saoudite et l’Iran pour ne pas les nommer. On sait par ailleurs que ‘Ali Muhammad al-Nimr appartient à une famille shiite importante, depuis longtemps opposante au régime sunnite en place.
 
La peine à laquelle il a été condamné - qui ne sera sans doute pas appliquée vu le retentissement mondial que l’affaire connaît et les pressions que subit le régime de toute part -est, paradoxalement, dans l’esprit des juges, assez «clémente» puisque le condamné est supposé être décapité avant d’être crucifié, ce qui lui évite la longue agonie du crucifiement. En principe, la peine du crucifiement n’est pas précédée de l’exécution du condamné. Si le corps décapité et crucifié est ensuite donné en spectacle pendant plusieurs jours, c’est pour l’exemple. C’est une règle générale concernant les peines légales physiques, leur application doit impérativement être publique et s’accompagner de publicité sans quoi la seule finalité qui leur soit reconnue par tous les légistes musulmans - la dissuasion et la prévention des crimes - ne serait pas atteinte. 
 
Pour répondre à votre question précise : «les traditions locales ancestrales» sont étrangères à ce procès et à sa sentence. Ils s’inscrivent bien dans le droit musulman compris de manière non seulement rigoriste mais aussi biaisée. Car comment peut-on assimiler la participation à une manifestation à un acte «extrémiste» ? La prononciation de cette peine relève en outre d’un esprit de zèle parfaitement étranger à l’esprit de la loi même s’il en respecte apparemment la lettre. 

Les réponses ont été rédigées par Eric Chaumont, chargé de recherche au CNRS, IREMAM-MMSH, Aix-en-Provence

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