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Gilles Bataillon sur ce qui reste du marxisme en Amérique Latine
Gilles Bataillon est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Spécialiste de l’Amérique Latine contemporaine, il retrace l’évolution du marxisme dans cette région du monde. S'il fut longtemps très influent, ce courant politique a largement perdu de sa superbe. Et ce, même si de nombreux gouvernements se réclament de la gauche.
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Au début des années 60, le marxisme semblait triomphant en Amérique latine. Il a ensuite pris de rudes coups sous les dictatures d’extrême droite. Mais aujourd’hui, une dizaine de pays du continent sont gouvernés par la gauche. Sont-ils les héritiers de Karl Marx ?
Avant de répondre à cette question, je voudrais revenir sur l’histoire du marxisme en Amérique latine, apparu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Avant la Seconde guerre mondiale, les idées marxistes, qui mettent en avant le rôle de «classe universelle» du prolétariat, étaient confrontées au fait que le continent en était dépourvu. Privés de classes ouvrières, les partis communistes vivotaient dans l’idée qu’il fallait procéder à une révolution par étape en collaborant avec les bourgeoisies nationales.
Les classes ouvrières nombreuses n’apparaissent dans ces pays qu’avec l’industrialisation, dans les années 40-50. Ce qui change radicalement la donne, c’est la révolution cubaine de Fidel Castro en 1959. Aux yeux de nombreux intellectuels, on avait là la preuve tangible qu’il devenait possible de réaliser une révolution socialiste en brûlant les étapes sous la direction d’un noyau de révolutionnaires professionnels. Les théories réformistes menant à des impasses, estimait-on, il devenait indispensable de lancer des groupes de guérilla sur le modèle de ce qui avait été fait à Cuba dans la lutte contre la dictature de Batista.
On a alors assisté à des scissions au sein des PC. Et des mouvements de guérilla sont apparus en Argentine, au Venezuela, en Amérique centrale, au Pérou, au Brésil, en Uruguay (avec les Tupamaros). Au bout du compte, ils ont tous été défaits. Dans le même temps, des dictatures militaires s’installent au pouvoir au Brésil (1964), au Pérou (1968), puis au Chili (1973) en Uruguay (1974), et enfin en Argentine (1976)… Paradoxalement, les groupes qui survivent sont les groupes d’autodéfense paysanne liés au PC colombien, les FARC, créées en 1964.
A partir des années 70-80, beaucoup d’intellectuels, venus du marxisme et de la théorie de la dépendance, commencent à voir dans la démocratie des principes qui n’ont pas encore été explorés. Ce mouvement est notamment le fait de personnes fuyant les dictatures et qui découvrent la sinistre réalité du «socialisme réel» en Allemagne de l’Est ou en URSS. D’autres, réfugiés en Europe occidentale, découvrent la social-démocratie, lisent des penseurs comme Arendt, Castoriadis, Habermas ou Lefort. On se met à valoriser la société civile.
Ces personnes sont en liaison avec les partis qui forment la Concertation démocratique dans le Chili de l’après-Pinochet, ou avec le club de culture socialiste en Argentine. Ils défendent le droit à la liberté syndicale et à la grève, les libertés fondamentales. De son côté, le syndicaliste brésilien Lula, futur président brésilien, forge ses convictions démocratiques dans les années 70, lors de grandes grèves, notamment dans la métallurgie. Sa formation politique, le Parti des travailleurs (PT), est aussi en liaison avec des intellectuels qui repensent la question démocratique comme Marilena Chaui.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Partagez-vous l’avis de la revue «Politis» qui se demandait en 2009 si l’Amérique latine n’est pas «en train de réinventer le socialisme» ?
Cette dernière interrogation me fait sourire. Et d’abord qu’est-ce que cela veut dire : quelle définition donner au mot socialisme? Le prolétariat comme classe universelle, la fin de la coupure entre dirigeants et dirigés ? Des partis de gauches réformistes ou léninistes, appuyés sur des syndicats puissants ? Cela n’a que peu ou pas existé. Sauf d’une certaine façon au Chili, qui a connu cela dans les années 50-60 et au début des années 70, avec des partis communiste et socialiste bien implantés dans la classe ouvrière, et des syndicats puissants.
Aujourd’hui, la gauche venue du marxisme, et plus encore du marxisme-léninisme, n’a plus du tout une place centrale sur la scène politique. Subsiste un noyau intellectuel qui éprouve la plus grande difficulté à formuler un projet alternatif en partant des contradictions qui seraient portées par le capitalisme. Il n’en reste pas moins que de nombreux pays latino-américains sont dirigés par la gauche. Mais il y a, disons pour faire vite, deux types de pays.
On trouve ainsi le Venezuela et la Bolivie qui sont assis sur des rentes, notamment énergétiques. Cette gauche-là se fonde sur un modèle productiviste essoufflé, pratiquant ce que l’agronome écologique français René Dumont appelait le «mal-développement». Elle refuse un examen rationnel des faits tels qu’ils sont.
Et puis il y a les pays qui pratiquent un réformisme conséquent, avec toutes les limites que cela peut avoir : le Brésil avec le PT; l’Uruguay avec José Mujica, ex-leader de la guérilla des Tupamaros; le Chili avec le Parti socialiste de Michele Bachelet. Eux acceptent le capitalisme tout en voulant le réguler.
Et Cuba, justement, dans tout ça ?
Fidel Castro y a créé une dictature dès les premières années de sa prise du pouvoir (1959-60). Pour autant, l’image du régime auprès de l’intelligentsia du continent ne va commencer à s’essouffler qu’à partir de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS en 1968. Il y a aussi eu la même année l’affaire de l’écrivain Heberto Padilla qui a conduit à la rupture de certains intellectuels avec Cuba, Mario Vargas Llosa notamment.
Mais la gauche latino-américaine peine à accepter une critique frontale du totalitarisme cubain. Ce n’est vraiment qu’à partir des années 80 qu’une telle critique commence à voir le jour. Et aujourd’hui encore, cela reste compliqué, même si le régime n’est plus pour autant un modèle. Si l’on parle publiquement, on est très vite accusé de «faire le jeu de l’impérialisme !»
(L'interview a été relue par Gilles Bataillon)
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