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Loi martiale et "cônes sacrés" : que se passe-t-il en Thaïlande ?

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Un enfant est assis sur les épaules d'un manifestant antigouvernement, dans un rassemblement à Bangkok (Thaïlande), le 2 avril 2014. (NICOLAS ASFOURI / AFP)

L'armée a renforcé son emprise sur le pays, secoué depuis plus de six mois par des manifestations qui ont fait 28 morts et des centaines de blessés.

La loi martiale a été instaurée en Thaïlande à 3 heures du matin, mardi 20 mai. L'armée se défend de tout coup d'Etat, mais des blindés sillonnent les rues de Bangkok, et les militaires ont envahi les sièges de plusieurs médias. A sa tête, le général Prayuth explique ne pas être un putschiste, puisqu'il n'a pas chassé le gouvernement, qu'il juge "inexistant" depuis la destitution de la Première ministre Yingluck Shinawatra et de neuf membres de son équipe, le 7 mai.

A Bangkok, des selfies avec les militaires

Dans le centre de la capitale, l'omniprésence militaire semble plus amuser qu'impressionner les habitants, mardi. Certains se prennent en photo avec les soldats, mais la plupart ne prêtent guère attention aux jeeps surmontées d'une mitrailleuse, et vaquent à leurs occupations, habitués à cette vie ponctuée par le brouhaha des manifestations et les fréquentes explosions de grenades. Depuis des mois, la circulation dans la ville est aussi paralysée que la vie politique du pays.

Une Thaïlandaise pose avec des militaires, à Bangkok (Thaïlande), le 20 mai 2014. (SAKCHAI LALIT / AP / SIPA)

Bangkok est en effet le principal théâtre des manifestations qui durent depuis novembre 2013. Dans un camp, les "chemises rouges" expriment leur soutien au gouvernement de l'ancienne Première ministre Yingluck Shinawatra. Dans l'autre, les "chemises jaunes", qui exigeaient son départ et l'accusent d'entretenir le système de corruption "Thaksin" (du nom de son frère, l'ancien Premier ministre en exil). Les "chemises jaunes" réclament la nomination d'un gouvernement neutre en attendant des élections, explique Le Monde.

Entre les deux, l'armée prétend jouer le médiateur pour sortir de la crise ce pays qui n'a plus de Parlement depuis fin 2013, et dont le gouvernement de transition, sensé garder le pouvoir jusqu'aux législatives prévues le 20 juillet, semble impuissant. Le Premier ministre par intérim, Niwattumrong Boonsongpaisan, n'a même pas été prévenu de l'instauration de la loi martiale, et la population doute de son autorité, les violences ayant gravement dégénéré après sa nomination.

Des cônes de signalisation "sacrés"

Entre les "chemises rouges" et "jaunes", un objet orange est devenu l'étrange symbole de la crise : le cône de signalisation. Les manifestants les utilisent pour délimiter les zones de rassemblement, et plusieurs automobilistes ont été agressés pour avoir tenté de les déplacer, raconte l'agence AP (en anglais). Un colonel de l'armée aurait été battu pour avoir déplacé un de ces plots en essayant de rentrer chez lui, ajoute l'agence.

Ces réactions extrêmes valent aux manifestants les railleries des Thaïlandais qui se tiennent à l'écart du conflit. L'agglomération de Bangkok compte environ 15 millions d'habitants, dont seulement quelques milliers manifestent, dans un camp ou dans l'autre. Sur les réseaux sociaux, depuis mi-mai, ils partagent des photos de groupes se prosternant devant ce qu'ils nomment ironiquement les "holy cones", des "cônes sacrés". Des scènes dont s'amuse le blog du Wall Street Journal, Southeast Asia Realtime, qui précise que le mot thaï pour dire "cône" signifie aussi "pénis".

Les touristes envahissent toujours les plages

Comme si ce conflit n'était pas sérieux, une partie des Thaïlandais se moque. Et malgré la loi martiale, les avions de touristes atterrissent toujours. Le nombre de touristes a certes chuté de 5% depuis le début de l'année, mais Singapore Airlines, Thai Airways International et Cathay Pacific n'ont annulé aucun vol mardi, relate Bloomberg.

Bangkok accueille la moitié des étrangers en visite dans le pays, mais nombre de touristes quittent désormais très vite cette gigantesque zone urbaine pour se diriger vers le Sud, visiter les temples et faire la fête sous la pleine lune, sur l'île de Koh Pha Ngan ou profiter des plages de Phuket ou Koh Tao. Ceux-là n'ont probablement pas croisé beaucoup d'uniformes militaires.

Des radiographies en guise de gilets pare-balles

En guise de justification, le général Prayuth affirme ne pas avoir d'autre solution que la loi martiale pour mettre fin aux violences. En six mois, 28 manifestants et policiers sont morts, le plus souvent victimes de tirs d'origine inconnue. Ces violences, apparues dès le mois de décembre, ont même poussé les policiers non-gradés à manifester à leur tour. Au lendemain de la mort d'un de leurs collègues, fin décembre, 500 agents ont ainsi réclamé, ruban noir au bras, le droit de riposter aux tirs, une mobilisation "rare", selon le Bangkok Post (en anglais).

Les manifestants antigouvernementaux aussi veulent se protéger, ce qui donne des idées aux vendeurs des rues. L'un d'eux a ainsi fabriqué des gilets pare-balles avec des films radiologiques. Il vend pour 700 baht, soit une quinzaine d'euros, ses gilets bricolés en superposant une quarantaine de radios. Le vendeur prétend que son invention arrête des balles de M-16 tirées à cinq mètres, précise le Bangkok Post (en anglais), qui doute de l'efficacité de cette "dernière tendance de la ligne de front", et l'a même testée, en vidéo.

"Restart Thailand", un slogan de mauvais augure

Des manifestants arborant des tee-shirts "Shutdown Bangkok" bloquent une intersection de la capitale thaïlandaise, le 13 janvier 2014. (ATHIT PERAWONGMETHA / REUTERS)

A en croire leurs slogans, les contestataires veulent rebooter la Thaïlande, comme un ordinateur en panne. Les mots "Shutdown Bangkok, restart Thailand" (Eteindre Bangkok, redémarrer la Thaïlande) s'étalent en lettres capitales sur les pancartes, mais aussi sur des tee-shirts vendus aux abords des manifestations. La révolte des "chemises jaunes" a son merchandising, au même titre que le mouvement Occupy Wall Street, à New York, en 2011.

La sortie de crise semble encore bien loin. Les manifestants menacent désormais les législatives de juillet, craignant de nouvelles fraudes. Après un premier vote, le 2 février, invalidé par la Cour constitutionnelle, rien ne permet donc d'affirmer que les nouvelles élections se dérouleront correctement. Tout dépendra de la capacité de l'armée à assurer le rôle de médiateur qu'elle prétend être.

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