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Tunisie: «La culture s'inscrit de plus en plus dans le quotidien des gens»
Avec son court métrage, «La Laine sur le Dos», le cinéaste tunisien Lotfi Achour était le seul représentant de l'Afrique en compétition pour une Palme d'Or lors de la 69e édition du Festival de Cannes. Pouvoir et corruption sont les deux thèmes qui dominent sa dernière œuvre. Comment résonnent ces deux mots dans son pays ? Quelle est la place de la culture en Tunisie ? Entretien.
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Votre court métrage «La Laine sur le dos» parle de corruption. En Tunisie, les régimes changent mais la corruption demeure?
La corruption existe dans tous les pays du monde. D’ailleurs, le décor de mon film est un désert qui peut se situer n’importe où. La Laine sur le dos est loin d'être un documentaire sur la corruption. Cette comédie noire est plutôt une réflexion sur ce que l’on fait quand on dispose d’un petit pouvoir.
Pour en revenir à la Tunisie, nous avons créé une instance de lutte contre la corruption parce que la situation est gravissime. La corruption est en train d'atteindre les fondements de notre économie. Nous avons 40 à 50% d’économie parallèle. C’est inédit.
Il y a plus de corruption aujourd’hui en Tunisie que sous le régime de Ben Ali?
Sous certains aspects, c’est plus grave. Cela ne réhabilite en rien le régime Ben Ali. Mais sous l’ancien régime, également corrompu, l’Etat policier était plus fort. Ben Ali a joué la carte de la corruption. Il laissait faire parce que les fonctionnaires étaient mal rémunérés et que les pots-de-vin leur permettaient d’avoir un supplément de revenus.
Aujourd'hui, le niveau de corruption menace non seulement l’économie mais aussi la sécurité. Depuis 2011, avec l’effondrement de la Libye, le trafic d’armes s’est intensifié entre les deux pays et il est facilité par la déliquescence de l’Etat tunisien sous le règne de la troïka, le régime islamiste qui a dirigé le pays entre 2011 et 2014. Il y a eu de graves manquements, voire des complicités qui ont totalement fragilisé le pays.
La Tunisie vient de recevoir une aide canadienne dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En tant que citoyen, croyez-vous que l’Etat tunisien est capable de combattre efficacement les terroristes?
Je ne suis pas spécialiste de ces questions sécuritaires. Selon les experts, la Tunisie qui dispose de très peu de moyens de lutte contre le terrorisme est noyautée. Notre Etat, notre administration, l’armée, la police seraient infiltrés par les terroristes selon de nombreux syndicats de police. Mais la première chose que l’on oppose à ces derniers, c’est qu’ils sont issus de l’ancien régime et que par conséquent c’est une manière de maintenir le pouvoir qu’ils avaient au temps de Ben Ali.
Les Tunisiens ont plutôt le sentiment d’une instrumentalisation de la question du terrorisme depuis cinq ans. D’un côté, on nous dit qu’il y a des milliers de Tunisiens qui ont rejoint les rangs des groupes terroristes islamistes, et de l’autre nous sommes victimes d’attentats qui surviennent de façon épisodique si l'on s’en tient à la force de frappe manifeste de tous ces djihadistes.
Mais on ne sait pas exactement qui est à l’origine de cette instrumentalisation. Nous savons que les islamistes au pouvoir ont toléré les mouvements djihadistes, sous prétexte de les amener à renoncer à la violence et à les intégrer ensuite dans le jeu politique.
Aussi, les Tunisiens se demandent-ils toujours si on n’appuie pas sur le bouton quand on en a besoin. Ce n’est pas anodin que ce soit Chokri Belaïd, la plus importante figure de gauche de l’opposition tunisienne, qui ait été assassinée. Nous manquons en Tunisie de leader qui soit à la fois charismatique et porteur d’un vrai projet politique.
Selon vous, il n’y a donc aucune figure politique capable de capitaliser aujourd'hui sur les acquis de la révolution?
Il manque cette figure et la société civile constitue actuellement la seule alternative. Elle incarne le contre-pouvoir depuis 2011. Nous vivons aujourd’hui en Tunisie une vraie restauration. D’abord, les islamistes qui n’ont pas participé à la révolution l’ont récupérée. Et maintenant, une bonne partie des figures de l’ancien régime sont au pouvoir grâce à un jeu d'alliances.
C’est une restauration qui n’est pas violente mais c’est la réalité de la Tunisie. Nous ne sommes pas pour autant désespérés. Nous savons que le chemin est difficile et nous progressons doucement.
Ennahda a formalisé sa mue politique, à savoir son renoncement à l'islam politique. Plus d’un Tunisien reste sceptique. Quel est votre sentiment?
C’est une mue annoncée. On le savait depuis un moment même si la formule, y compris à l’intérieur du mouvement islamiste, n'était pas connue. Le projet est de ressembler à des démocraties chrétiennes. Les Tunisiens sont sceptiques parce qu’Ennahda, depuis sa création, a toujours tenu un double discours.
Cette façon de faire est un marqueur des mouvements islamistes. Tant qu’ils ne sont pas au pouvoir, la carte du mensonge est autorisée dans certains cas: bien que le mensonge soit un «péché», il est toléré s'il leur permet de faire avancer le «projet de Dieu».
Malheureusement, certaines personnes peuvent être dupées par ce discours. Si l’islam politique est caduque comme le leader d'Ennahda le prétend, le mouvement devrait appeler tout de suite à une révision constitutionnelle qui acterait la séparation de la religion et de l’Etat.
Les remous politiques qu’ont connus la Tunisie n'ont pas fait de la culture, et du cinéma en particulier, une priorité…
Sous le règne de la troïka, le budget de la culture qui était déjà très faible a été divisé par deux. La culture n’est pas prioritaire mais elle est en train d’occuper le terrain et de s’inscrire de plus en plus dans le quotidien des gens. Les frontières sautent entre la société civile, l’action citoyenne et le monde de la culture.
Mais il faut absolument une politique culturelle qui donne les moyens aux artistes, qu’il n’y ait plus une culture d’Etat où le contenu est prédéfini. Nous avons déjà gagné beaucoup de terrain sur cette question. Les pouvoirs publics ont de plus en plus de mal à intervenir sur le contenu. Le seul moyen de pression qui leur reste aujourd’hui, ce sont les finances. C’est pourquoi il est nécessaire d’autonomiser les institutions afin de réduire la censure de l’Etat via les ressources qu’il met à disposition des acteurs culturels.
Comment se porte le cinéma tunisien?
Depuis deux ou trois ans, il y a une bonne dynamique dans le cinéma tunisien qui a été présent dans les grands festivals: Berlin, Venise ou encore Cannes. La plupart des films qui ont pu accéder à ces grands évènements sont de premiers films, ce qui est source d’espoir. Par ailleurs, des films tunisiens font une très belle carrière aussi bien dans leur pays qu'à l’international.
Le public tunisien a de nouveau envie d’aller au cinéma en dépit du fait que nous ayons très peu d’écrans. Il y a actuellement une conjugaison entre de nouveaux cinéastes qui émergent et des spectateurs qui sont au rendez-vous. Ce qui manque, c’est une transformation de la politique publique de soutien au cinéma afin qu’elle accompagne le mouvement que je viens de décrire.
Le Festival du film de Carthage, qui fêtera ses 50 ans dans quelques mois, a annoncé durant le Festival de Cannes (11-22 mai 2016) son ambition de redevenir cette plateforme incontournable du cinéma africain. C’est une bonne nouvelle?
Carthage doit être un rendez-vous important aussi bien pour le cinéma arabe qu’africain. Il l’a été pendant longtemps. Cependant, pour regagner ses lettres de noblesse, il a besoin d’avoir une autonomie financière. Le régime de Ben Ali a créé des coquilles vides, des vitrines. On a, par exemple, un centre national de la danse où il ne se passe rien.
Les journées théâtrales, cinématographiques, musicales de Carthage sont tous des évènements sur lesquels le ministère de la Culture garde la main. L’absence d’autonomie financière réduit la capacité de ces évènements à développer une vision. Depuis des décennies, nous n’avons pas de politique culturelle.
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