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Tchad : portrait-robot d'une armée singulière

Les soldats tchadiens sont aujourd'hui présentés comme indispensables à la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Soldats tchadiens lors d'une opération avec le G5-Sahel et les forces françaises de l'opération Barkhane en avril 2021.  (FRED MARIE / REUTERS)

La mort de l'ancien président tchadien Idriss Déby Itno, alors qu'il venait d'être élu pour un sixième mandat, apparaît comme un élément perturbateur dans la lutte contre le terrorisme dans le Sahel et la région du Lac Tchad, aussi bien pour les pays de la zone que les partenaires du Tchad, la France en tête. De fait, le dirigeant tchadien était devenu le chef d'une armée aux avant-postes de la lutte contre les jihadistes qui pulullent désormais dans la région.

"Il y a très peu d'études stratégiques sur l'armée tchadienne qui la comparent à d'autres armées en se basant sur des standards simples comme l'effectif, le niveau réel de son équipement, le degré de formation de ses éléments, sa gouvernance et les ratios entre les fameuses victoires sur le terrain et les pertes. En l'absence de telles études, on a l'impression qu'il y a une communication grandiloquente autour de cette armée pour servir un objectif simple : celui qui consiste à faire du Tchad la puissance pacificatrice de la sous-région en terme d'engagement sur le terrain de la lutte contre le terrorisme. C'est une rhétorique qui a bien flatté l'égo du défunt président tchadien qui, en tant que militaire lui-même, avait ces affaires en haut de son agenda. L'armée tchadienne est vendue comme telle par le Tchad et par son parrain, la France", explique à franceinfo Afrique l'anthropologue Remadji Hoinathy, chercheur principal de l'Institut d'études de sécurité (ISS) basé à N'Djamena, la capitale tchadienne. Au Tchad, le militaire est politique depuis le milieu des années 70. 

Toujours à la manœuvre... politique

La réserve à laquelle est tenue l'armée dans les Etats qui se considèrent comme démocratiques n'y est pas de mise. Les militaires ont fait irruption sur la scène politique avec le coup d'Etat du 13 avril 1975 qui a mis fin au régime autoritaire de François Tombalbaye, le premier dirigeant du pays, auquel le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) s'oppose dès 1966. Ils ne la quitteront plus et la vie politique deviendra l'otage de cette armée. "Les militaires ou les chefs de différentes rébellions se sont succédés au pouvoir jusqu'à ce jour", constate Remadji Hoinathy. C'est une armée qui a clairement des difficultés à repartir en caserne et laisser la chose politique aux civils. (...) Le principe de la gouvernance au Tchad a été centré autour du militaire avec une rhétorique simple : le Tchad est un pays instable, un pays particulier" dans lequel, "au nom de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, on peut sacrifier les principes démocratiques, constitutionnels et républicains". C'est de facto un conseil militaire (Conseil national de transition présidé par le fils de l'ancien président, Mahamat Idriss Déby) qui s'est mis en place pour assurer la succession du président Déby Itno. A l'instar d'autres opposants et de la société civile, Abakar Tollimi, ancien chef rebelle et président du Conseil national de la résistance pour la démocratie (CNRD) réfugié en France, considère l’installation de la junte militaire comme "un coup de force" . 

"Le métier des armes aussi bien du côté des forces gouvernementales que de la rébellion est devenu central dans la vie politique, sociale et économique", confie à franceinfo Afrique Marielle Debos, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris Nanterre et auteure de Living by the gun in Chad : Combatants, impunity and state formation (Editions Zed Books). Il faut sortir de cette idée que le pouvoir politique au Tchad est un pouvoir militaire et que c'est un pays uniquement de guerriers et de militaires afin de permettre à des acteurs politiques d’émerger et de s’imposer."

L'art de se rendre indispensable 

Une révolution en perspective puisque le président Déby a utilisé l'armée "pour se maintenir au pouvoir", dixit Abakar Tollimi. "Or son envoi dans les pays du Sahel a des conséquences", s'insurge l'ancien chef rebelle. En premier lieu financières. Selon le rapport de l'International Crisis Group (ICG) publié en janvier 2021 et rejeté avec véhémence par les autorités tchadiennes, le pays consacrerait "30 à 40%" de son budget national à la défense. Avec 323 millions de dollars investis en 2020, N'Djamena a consacré 3,1% de son PIB aux affaires militaires, indique la dernière note du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) sur les dépenses militaires dans le monde en 2020. "Les plus fortes augmentations des dépenses sont enregistrées au Tchad (+31%), au Mali (+22%), en Mauritanie (+23%) et au Nigeria (+29%), tous situés dans la région du Sahel, ainsi qu’en Ouganda (+46%)." 

Des dépenses que le Tchad, "'un pays pauvre", n'est pas obligé d'engager, selon Abakar Tollimi, même si les soldats tchadiens "sont connaisseurs de ce genre de terrain – le Sahel –, ils peuvent faire une avancée militaire avec des 4X4 équipés d’armes lourdes, il faut le reconnaître". "Depuis la fin de la colonisation et bien avant, s’est forgé cet esprit de sacrifice de tous ceux qui s’engagent dans l’armée", ajoute Brahim Moussa, journaliste à l'agence panafricaine Panapress. "Tout le monde sait se battre (au Tchad) et ce n’est pas pour gagner quelque chose en retour." L'expertise tchadienne vient d'une guerre qui "n'a jamais cessé" dans le pays. Cependant, affirme-t-il, "il y a une nouvelle génération qui est arrivée et qui commence à penser (que la guerre) n’est pas la meilleure manière de régler les problèmes."

D'autant que "toutes les armées du Sahel peuvent faire le travail que le Tchad est en train de faire", assure Abakar Tollimi. Pourtant les Tchadiens demeurent en première ligne. "Dans une zone comme Agelhok, dans l’extrême Nord du Mali, l'armée tchadienne est la seule à combattre toutes sortes de groupes armés. Il n’y a plus de soldats maliens depuis des années. De même, les soldats tchadiens sont entrés en territoire nigérian combattre Boko Haram. "Ce n’est pas notre travail. Le Nigeria est quand même un pays qui a une armée de plus d’un million de soldats, qui a un budget très élevé", insiste l'opposant tchadien.

"Ce n’est pas une armée nationale républicaine"

Si l'armée tchadienne est devenue une professionnelle de la politique, il n'en est rien sur le plan militaire selon de nombreux observateurs. "L’armée tchadienne n’est pas une armée proprement dite, une armée formée et organisée, une armée de métier. Elle est composée de combattants aguerris", analyse l'opposant Abakar Tollimi. C’est une armée pléthorique qui (n'obéissait) qu'à une seule personne (Idriss Déby, NDLR). Ce n’est pas une armée nationale républicaine." Le premier indice de sa singularité réside dans l'impossibilité de connaître ses effectifs. "S'il y a une gouvernance, ce sont des informations que l'on donne", lance Remadji Hoinathy qui fait néanmoins remarquer que "l'histoire du Tchad fait que c'est une armée qui a dû intégrer des vagues successives de rebelles ralliés." 

L’armée tchadienne compterait au moins 40 000 membres. C’est la limite inférieure d'une fourchette qui arrive à 65 000, selon différentes estimationsUn effectif qui "est énorme pour un pays de 15 millions d’habitants, souligne au passage Abakar Tollimi. On ne peut pas maintenir une armée de ce volume-là". 

De fait, "depuis la prise du pouvoir par Idriss Deby, il y 30 ans, il y des discussions sur la réforme de l’armée pour transformer cette armée de ‘combattants' en une armée plus professionnelle. Il y a eu plusieurs programmes de restructuration et de démobilisation", affirme Marielle Debos. Cependant, "on se retrouve trente ans après, avec une armée, gérée avec des normes peu institutionnalisées et bureaucratisées qui expliquent que personne ne sait exactement au Tchad combien il y a réellement de militaires". L’échec de la réforme est aussi lié, note l’universitaire française, "à une façon de gouverner : Idriss Déby voulait garder une partie de l’armée qui soit constituée de ses fidèles recrutés dans son groupe ethnique (zaghawa) et des groupes alliés". 

L'armée tchadienne est ainsi une institution "à deux vitesses". Il y a d’un côté, explique Marielle Debos, la Direction générale de service de sécurité des institutions de l'Etat (DGSSIE), un corps d’élite, et de l'autre le reste de l'armée. La première constitue la partie "la mieux entraînée, la plus combative mais c'est aussi cette armée qui recrute dans certains groupes ethniques proches" du clan Déby. L'institution militaire est aujourd'hui divisée et la crainte actuelle est que les dissensions ne débouchent en affrontements armés. 

Forte à l'étranger, fragile chez elle

De l'opération française Serval au Mali, en passant par ses missions du G5-Sahel, à la Force multinationale mixte (FMM) du bassin du Lac Tchad, l'armée tchadienne a su produire des résultats. Seulement, note Remadji Hoinathy, "ces épopées à l'étranger constrastent avec des faits à l'intérieur. En 2006, une rébellion est entrée au cœur de la capitale". Idem en 2008. La dernière rébellion en date a coûté la vie au président Déby. "C'est une armée qui, finalement à l'intérieur, se retouve sous perfusion de la France (Paris est intervenue à maintes reprises pour prêter main forte à N'Djamena face aux rebelles, NDLR) et a besoin d'elle à chaque fois qu'elle est menacée." Pour le chercheur, cette "fébrilité devant différents mouvements rebelles" est peut-être due au fait "que la plupart d'entre eux sont conduits par des officiers dissidents qui connaissent le terrain aussi bien que ceux qui sont restés dans l'armée loyaliste". 

Comme tous les civils, Abakar Tollimi espère qu'après que "les politiques auront discuté" dans le cadre d'une nécessaire transition politique, "une commission militaire" sera mise en place afin de "mettre de l'ordre dans l'armée". Pour l'heure, le défi que doit relever l'armée tchadienne à "court terme", selon la chercheuse Marielle Debos, c'est d'être "justement une armée et ne pas se positionner comme le principal acteur politique du pays".

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