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En Tunisie, l’alcool est tabou, pourtant il coule à flot…

Au cours de l’été 2017, Adel Admi, un ancien marchand de légumes devenu prédicateur religieux, a tenté de parcourir les bars de Tunis pour y dénoncer la vente d’alcool. La révolution de 2011 a entraîné l’ouverture de nombreux établissements de ce genre. Mais même si la Tunisie reste le premier pays arabe pour la consommation d’alcool, celui-ci y reste tabou…
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
Au bar du «Palace», sur l'avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis, le 4 avril 2010... (AFP - FETHI BELAID)

Adel Admi «cherche visiblement à faire parler de lui par n’importe quel moyen», observe le site newstunisia. Désormais, il entend s’attaquer aux consommateurs d’alcool. Le 21 juillet, ce personnage très médiatique a été expulsé d’un bar où il entendait prendre les clients en photo.

Selon le site kapitalis, il a écrit un courrier au ministère de l’Intérieur dans lequel il demande que l’on assure sa sécurité. Car, explique-t-il, il se mettrait en danger en voulant «nettoyer le pays de ceux qui le pourrissent en pourrissant leurs esprits par l’alcool» (sic). Dans le même temps, lors d’«une campagne sécuritaire de grande envergure» menée en juillet sur la plage de Chaffar à Sfax (est), les autorités ont dressé 46 procès-verbaux pour consommation d’alcool. Tout en saisissant très exactement… 322 canettes de bière!

Déjà, en avril 2017, le Conseil tunisien des syndicats nationaux des imams et des cadres des mosquées avait demandé la fermeture de toutes les boîtes de nuit et des points de vente de boissons alcoolisées. «Cette revendication s’inscrit dans le droit fil du respect des dispositions de la Constitution ainsi que des lois et de la religion du pays», a affirmé son président, Chihebeddine Telliche, lors d’une conférence de presse. Comme l'explique Géopolis, «aucune loi n'interdit de manger ou de boire en public pendant le ramadan en Tunisie mais le débat sur cette question revient chaque année. La Constitution tunisienne garantit "la liberté de croyance et de conscience". Mais l'Etat y est également décrit comme "gardien de la religion".»

«L'islam n’a pas interdit une consommation d’alcool sobre, mais juste l’ivresse», rappelle de son côté un ancien diplomate, Farhat Othman, dans une tribune publiée par kapitalis.com.

En juin, pendant le ramadan, deux hommes ont été interpellés à Béja (nord-ouest). Motif: ils auraient consommé de l’alcool. De tels faits sont signalés chaque année, comme l’a déjà rapporté Géopolis. Sur le site Businessnews, la chroniqueuse Ikhlas Latif évoque «une série d’événements sans lien en apparence, mais qui révèle le mal qui ronge ce pays». «Cette image de la Tunisie tolérante, ouverte et progressiste, s’approchera bientôt du mythe. Face à une islamisation rampante et pernicieuse de la société, face au danger que cela représente, les autorités laissent faire», poursuit-elle.

Ambivalence
Mais au-delà, l’affaire est sans doute révélatrice de l’ambivalence qu’entretiennent les Tunisiens avec les boissons de Bacchus. Aux dires de l’OMS (citée par le site middleasteye.com), leur pays est en effet le premier pays arabe buveur d’alcool: chaque consommateur en ingère en moyenne 26,2 litres par an. Soit plus que la France, l’Italie, mais aussi l’Allemagne et la Russie! Les hommes boiraient apparemment beaucoup plus que les femmes: 35,1 litres contre moins d'un litre...
Vendanges à Gromalia (45 km au sud de Tunis) le 16 septembre 2016. La vigne est présente en Tunisie depuis l'Antiquité. (AFP - Fethi Belaïd)

«Et pourquoi continuer de se voiler la face? L’alcool n’a jamais été aussi vendu et bu en Tunisie qu’aujourd’hui. S’il était habituel d’ignorer les réalités de la société tunisienne sous la dictature (de Ben Ali), cela n’est plus tolérable ni possible aujourd’hui», rappelle Farhat Othman dans sa tribune.

La bière est ainsi la «boisson préférée des Tunisiens» (68% des consommateurs d'alcool en prennent), note middleeasteye.net. En 2017, ils en ont consommé plus de 1,8 million d’hectolitres. Parmi les marques locales les plus connues: Celtia et Berber. La première, fabriquée par la SFBT (Société de fabrication des boissons de Tunisie), propriété du groupe Castel, «est valorisée quarante fois plus que Tunisair, en dépit d’un chiffre d’affaires presque deux fois moins élevé», observe Jeune Afrique… Derrière la bière, on trouve le vin (28%), présent dans le pays depuis l'Antiquité mais dont la production est bue à 70% par les touristes, et les alcools forts (4%).

Tabou
Et pourtant, une enquête, réalisée en 2013 par le respecté Pew Research Center américain, affirmait que 82% des Tunisiens interrogés disent réprouver la consommation des breuvages alcoolisées. Il faut dire que l’arrivée des islamistes au pouvoir, en 2011, a renforcé le tabou vis-à-vis de ces breuvages… 

Dans ce contexte, malgré l’importance de la consommation d’alcool en Tunisie, il est parfois difficile d’en trouver dans le pays. «Dans la banlieue sud de Tunis, par exemple, très peu de supermarchés vendent de l’alcool et un seul restaurant (…) en sert», observe middleast.eye. D'une manière générale, on peut faire la queue plusieurs heures pour se procurer de la bière. 

Résultat: le marché noir fonctionne apparemment fort bien. Même si l’on ne trouve pas facilement de chiffres sur son ampleur. En 2014, des douaniers ont ainsi saisi 1200 bouteilles d’alcool «de marque», sans plus de précision. Et en 2010, la police a fait main basse sur 480 flacons de boissons alcoolisées «de luxe» importées d’Algérie. A l'époque de la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali, ce trafic était parfois organisé au plus haut sommet de l’Etat.

Pourtant, on constate certaines avancées. Les autorités ont ainsi baissé les taxes sur les alcools forts et leur importation. Cela a «complètement inversé la donne», témoigne un propriétaire de complexe hôtelier dans middleasteye.net. Avant, «le marché noir représentait près de 90% du marché. Désormais, il ne (représente plus) que 15%». Commentaire de L'Obs (fait en 2013 à propos de l'enquête du Pew): la Tunisie, «un pays schizophrène, moderne et conservateur à la fois»...

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