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Thierry Michel: «Le Dr Mukwege est engagé dans un combat contre l'impunité»

Le cinéaste Thierry Michel signe avec la journaliste Colette Braeckman «L'homme qui répare les femmes: la colère d'Hippocrate», un documentaire consacré au gynécologue congolais Denis Mukwege. Il soigne depuis plus d'une quinzaine d'années les victimes de viols dans le Sud-Kivu, dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC), zone de conflit depuis 1994. Entretien
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Au centre de la photo, le docteur Denis Mukwege (Photo du film «L'Homme qui répare les femmes - la colère d'Hippocrate»)

Les cas de viol comme arme de guerre se seraient réduits. Mais de plus en plus de petites filles sont violées et c'est ce qui préoccupe aujourd'hui. Le combat du docteur Mukwege porte ses fruits même si la situation reste désastreuse dans le Sud-Kivu...
Il y a une banalisation du viol dans la société. Rien qu’à l’hôpital Panzi (créé par le gynécologue congolais et situé dans la ville de Bukavu, à l'est de la RDC, NDLR), les viols se chiffrent à plus de 40.000 sur les quinze dernières années - y compris ceux de quelque 220 enfants de moins de 5 ans - et impliquent une chirurgie réparatrice de par l'extrême violence qui les accompagne. Le combat du docteur Denis Mukwege est multiple sur cette question. Notamment parce qu'il est peu probable que ceux qui ont commandité ou exécuté des viols collectifs soient un jour traduits en justice.

Les victimes côtoient toujours dans la hiérarchie militaire ou dans l’establishment politique leurs bourreaux. On ne peut pas reconstruire un pays et l'apaiser sans que justice soit faite. Imaginez qu'après la guerre de 40, on ait intégré dans les structures officielles d'un Etat qui se reconstruit des militaires ou des collaborateurs de très haut niveau. Or c’est ce que la communauté internationale a imposé aux Congolais, à savoir intégrer à tous les niveaux dans la police et dans l’armée, sous prétexte de réconciliation ou de paix, des personnes qui ont du sang sur les mains.   

La RDC est un pays que vous connaissez bien et auquel vous avez déjà consacré plusieurs documentaires. En faisant ce film, qu’avez-vous ressenti eu égard à la thématique?
Je n’avais jamais jusqu’ici traité de la guerre. Et au Congo, c’est une guerre qui n’est pas finie. Il y a encore des massacres tous les mois, des viols dont le nombre est inquiétant, notamment des fillettes de plus en plus jeunes. Mais ce qui est nouveau dans ce film, c’est l’hommage que je rends à une personnalité incontournable de l’Histoire africaine, le docteur Denis Mukwege. On trouve peu de personnes de cette envergure : on a eu Desmond Tutu, Nelson Mandela… Il fait partie de ces gens-là au Congo. Il est de la veine de Martin Luther King parce que c’est un défenseur des droits de l’Homme. Ce documentaire montre qu’il y a des modèles en Afrique, des personnes qui ont la force de leurs convictions; et en même temps, il montre aussi que des femmes ayant vécu le pire sont capables non seulement de résister, mais aussi de se reconstruire, de s’organiser et de devenir elles-mêmes des activistes.

Vous avez côtoyé de très près Denis Mukwege, notamment dans des situations très particulières, pour réaliser ce documentaire. Que retenez-vous de l'homme?
C’est devenu un ami depuis plusieurs années déjà. Effectivement, c’est la première fois qu’il acceptait de tourner à Lemera (le docteur Mukwege a travaillé dans l'hôpital de la localité qui a été détruit en 1996, NDLR) où s’est produit le massacre fondateur de tout son engagement et de la violence qui traversera le Congo pendant vingt ans. C’est la première fois, je crois, qu’on le voit avec sa maman. Il a voulu dans ce film s’engager de manière nette et engager aussi, ce qu’il n’avait pas fait dans d’autres documentaires qui lui sont consacrés, ce combat contre l’impunité. C’est le thème de toute la campagne que le film orchestre. 

Que pensez-vous de la situation politique en RDC qui pourrait connaître une autre crise majeure à cause des élections dont l'organisation demeure encore incertaine?
On va dans le mur. Tout le monde le sait. Le scénario burundais – on espère que ce ne sera pas la cas – est peut-être la répétition générale de l’horreur que peut traverser la RDC, quand le pouvoir veut à tout prix garder ses prérogatives et bascule vers des pratiques dictatoriales.

Revenons sur la polémique qui a entouré la sortie de votre film en RDC. C’est un hommage à Denis Mukwege mais aussi un document à charge parce qu’il constate l’absence d’un Etat de droit et le fait que le gouvernement congolais ne fasse rien. Qu'en pensez-vous?
Je dirais plutôt que c’est un document qui, pour une fois, fait le travail qu’ont fait les Nations Unies via le projet Mapping (rapport sur les violations des droits de l’homme en RDC entre 1993 et 2003). Il a été publié et rangé dans un tiroir. Le listing des criminels présumés établi par l'ONU est toujours sous embargo. Le documentaire revient sur une réalité atroce et traite de l’impunité dont jouissent les responsables de tous ces crimes. Peut-être qu’il est effectivement à charge de façon intrésèque. Imaginez un pays d’Europe qui aurait connu le dixième de ce qu’a connu le Congo, évidemment qu’il y aurait eu des suites ! Les criminels auraient été poursuivis. Mais ce n’est pas le cas en Afrique. Et la communauté internationale a même demandé aux Congolais d’intégrer ces gens comme si on pouvait effacer d’un coup de baguette magique les crimes dont ils sont les auteurs. La communauté internationale ne va pas au bout d’une logique de justice.

Vous avez pu filmé un procès militaire qui ressemble à un simulacre de justice. Vous n'êtes bien évidemment pas dupes au moment du tournage? 
Ce n’est pas un procès parce que les vrais procès n’ont pas eu lieu. Le seul procès que l’on pourrait qualifier de tel est celui de Minova où un bataillon ayant commis des exactions a été jugé. Mais seulement deux militaires ont été condamnés pour viol alors que le procès avait été préparé par les Nations Unies et des organisations de la société civile congolaise. Il y a eu ensuite des procès comme celui que j’ai filmés mais ils ne portent pas sur le viol comme arme de guerre. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Cela montre bien l’esprit d’impunité qui anime ces militaires et l’impuissance de la justice. Evidemment, nous ne sommes pas dupes et c’est d’ailleurs les militaires qui voulaient être filmés.  

A propos de la polémique qui a entouré la sortie de votre film en RDC où il a été censuré avant d'être diffusé, on vous a reproché d’en jouer. Que répondez-vous à cela?
C’est une manière de défendre l’indéfendable. Les autorités congolaises ont été dans le déni total de ce qui s’était passé, ont essayé d’empêcher ce film d’être diffusé et se sont rendu compte que cela prenait une dimension internationale. A tel point que le jour de sa présentation au Congrès américain et à deux jours de celle prévue aux Nations Unies, ils ont dû lever la censure pour éviter une nouvelle condamnation internationale.

Votre co-auteure, la journaliste du «Soir» Colette Braeckman, dont le livre sur le docteur Mukwege donne en partie son titre au documentaire, a remis en cause votre attitude à l'époque de la censure... 
Elle était là sous pression après un long entretien dans le bureau du ministre (congolais) de l’Information. C’est une journaliste du quotidien qui n’a pas peut-être la même liberté d’expression que celle que je peux avoir. Elle est d’ailleurs aujourd’hui au Congo. Elle a exprimé sa position. J'ai répondu. Le Dr Mukwege a également répondu de manière extrêmement ferme. Colette Braeckman a dû se rallier à une position plus nette. Nous avions officiellement reçu l'avis qui interdisait le film parce qu'il portait préjudice aux forces armées congolaises. A partir du moment où les autorités congolaises avaient pris cette décision, je ne vois pas pourquoi on devait garder le silence et faire comme si de rien n’était. 





«L'Homme qui répare les femmes: la colère d'Hippocrate», un film de Thierry Michel et de Colette Braeckman réalisé par Thierry Michel 
Sortie française : 17 février 2016

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