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"Une Afrique où les femmes auraient les mêmes droits que les hommes serait sauvée" : Jacques Attali analyse l'impact de la pandémie sur le continent

Dans un rapport, l'économiste et ancien conseiller de François Mitterrand se penche notamment sur les conséquences du coronavirus en Afrique.  

Article rédigé par Michel Lachkar
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
L'économiste et ancien conseiller du président Mitterrand Jacques Attali, à l'Elysée le 21 septembre 2013, pour remettre son rapport sur "l'économie positive". (KENZO TRIBOUILLARD / AFP)

Africa Trend 2021 est un rapport exclusif à destination des décideurs, rédigé par le cabinet Attali et associés, notamment sur les conséquences du Covid-19 en Afrique. Il trace les perspectives du continent à moyen et à long terme et brosse les tendances de fond sanitaires, politiques, économiques, environnementales et technologiques des pays africains. franceinfo Afrique a interviewé l'économiste.

franceinfo Afrique : relativement épargné par la première vague pandémique, le continent africain semble plus durement frappé par cette seconde vague. Dans votre rapport "Africa Trend 2021", vous vous inquiétez des graves conséquences sanitaires de la pandémie.

Jacques Attali : alors que la pandémie de Covid-19 est à nouveau en plein essor en Afrique, d'autres maladies pourraient causer plus d'un million de décès supplémentaires en 2021. Cette pandémie a fragilisé les systèmes de santé et retardé les campagnes de vaccination. De ce fait, la lutte contre le paludisme pourrait reculer de dix ans, avec environ 100 000 décès supplémentaires en Afrique subsaharienne en 2020. Le continent doit faire face à une flambée de maladies évitables par la vaccination, telles que la polio, la rougeole et la fièvre jaune, car les campagnes de vaccination des enfants ont été interrompues, en particulier au Nigeria. Les suivis de la tuberculose et du VIH ont été quasiment abandonnés, entraînant entre 200 000 et 400 000 décès supplémentaires en 2020. Les décès liés au sida sont ramenés au niveau de 2008, soit un million de décès par an.

Aujourd'hui lent et inégal, l'accès au vaccin contre le Covid-19 sur le continent africain sera-t-il selon vous déterminant ?

L’Afrique comme l’ensemble des pays pauvres manque de vaccins. Il est essentiel d’appliquer la décision du G20 qui prévoyait un partage équitable des vaccins. Mais pour cela, il faudra produire 12 milliards de doses par an et on en est loin. Il y aura sans doute des problèmes d’approvisionnement et de logistique. Pour l'instant, les doses du programme Covax et celles sécurisées par l'Union africaine ne permettraient de vacciner qu'au plus 36% de la population. Mais l’accès au vaccin est également important pour le reste du monde, le virus ne connaît pas les frontières. On a intérêt à ce que l’Afrique aille bien, afin d’éviter un désastre économique, social et migratoire. C’est notre propre croissance économique qui est en cause, c’est ce que j’appelle l’altruisme intéressé.

Cette pandémie aura également par un fort impact économique ?
Tous les secteurs économiques – énergie, matières premières, tourisme – ont été gravement touchés par la pandémie et les perspectives 2021 restent globalement sombres. L'impact économique va être considérable pour tout le monde, mais l’Afrique aura une capacité plus lente à rebondir, c’est ça le grand risque. Il y aura un appauvrissement de la population, ainsi qu'une crise de la dette. Il va falloir créer les conditions d’une aide massive à l’Afrique, c’est un des enjeux du prochain G20. 

"C'est notre intérêt d'aider l'Afrique, c'est un investissement"

Jacques Attali

à franceinfo Afrique

Cette année, la croissance démographique sera supérieure à la croissance économique, cela veut dire que la population va s'appauvrir.

La maîtrise de la démographie est essentielle. Elle passe par l'éducation, qui elle aussi est actuellement pénalisée par la pandémie. Cela passe surtout par la place des femmes et leur statut dans la société. Une Afrique où les femmes auraient les mêmes droits que les hommes serait sauvée. Ce n'est pas seulement vrai en Afrique, mais pour le monde entier. L'égalité des droits est une question essentielle.

A suivre l'actualité quotidienne du continent, il y a parfois de quoi déprimer : violences jihadistes, guerres civiles, sécheresse, famine, corruption, mauvaise gouvernance... Mais il y a des raisons d’espérer, car l'Afrique s'électrifie, se scolarise, se numérise… Qu'en pensez-vous ? 

La corruption et l'absence d’Etat de droit sont à mon sens les principaux problèmes de l'Afrique. Des pays corrompus ne peuvent pas être bien gérés, ils ne peuvent pas prendre les bonnes décisions. En dehors de ça, il y a une classe moyenne qui se développe, des start-up qui se créent et une union douanière à l'horizon 2026 très prometteuse. Mais l’état de droit et la lutte efficace contre la corruption sont la clé de tout.

Vous consacrez un long chapitre à la tech africaine, avec 397 start-up créées en 2020. Cela peut-il vraiment changer la donne ?
L’innovation technologique peut permettre de gagner un temp précieux dans les domaines climatiques, de la santé et de la finance. Le rapport Bill Gates à ce sujet est éclairant. Ces technologies permettent des consultations de santé maternelle à distance via les téléphones portables ou la détection de faux médicaments... En 2016, le gouvernement rwandais s'est associé à un cabinet médical américain pour livrer par drones des fournitures médicales à cinq hôpitaux. De même, le ministère de la Santé du Ghana s'est engagé à intensifier un projet pilote de télémédecine.

Vingt-deux millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. La scolarisation reste très insuffisante : 40% des jeunes Africains arrêtent l’école à 14 ans, à peine 6% vont jusqu’à l'université.

6% d’étudiants, c’est à peu près ce que comptait la France en 1980 : en quarante ans, nous avons pu rattraper ce retard, donc c’est possible. L'Afrique a une vitalité extraordinaire, des élites exceptionnelles. L'important, c’est qu’elles restent en Afrique. Il faut créer les conditions pour qu’elles reviennent en Afrique. Mais c’est surtout la qualité de l’enseignement secondaire et universitaire qui sera déterminante. L’Afrique manque d’enseignants bien formés.

La France qui a une langue en partage avec un grand nombre de pays africains peut-elle jouer un rôle plus actif pour former plus d'enseignants ?

Cela devrait être la fonction des institutions de la Francophonie qui, à mon sens, ne jouent plus du tout leur rôle depuis longtemps. Or, nous avons intérêt à défendre le français sur le continent africain. Il y a de plus en plus de radios en langues locales, ce qui est très bien, mais il y a un risque important non pas de stagnation, mais de disparition du français en Afrique, au bénéfice des langue locales et de l'anglais. Il est important pour notre économie, pour développer nos plateformes d’éducation et nos start-up de pouvoir s'appuyer sur une large base de 400 millions de francophones.

Comment expliquer la montée de l'islamisme en Afrique, un phénomène qui fait tache d’huile, du Mali à la Somalie et du Nigeria au Mozambique ?

La montée de l'islamisme, c’est la forme actuelle que prend la lutte des miséreux ; seul le développement permettra d’y faire face. Naturellement il faut avoir une attitude militaire ferme face à cela, mais le combat des exclus risque de prendre d’autre formes comme le banditisme. C’est la lutte contre la corruption, contre la misère, et l’égalité entre les hommes et les femmes qui permettront de combattre cet ennemi.

Comment voyez-vous le monde en 2050, l'Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants, l'Inde 1,7 milliard, l'Europe 500 millions ?

La première partie du XXIe siècle est asiatique, la seconde sera africaine, pour le meilleur ou pour le pire. A nous de faire en sorte que cela soit pour le meilleur.

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