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La France expérimente la méthode du prix Nobel d'économie Esther Duflo dans la lutte contre la pauvreté en Afrique

Le fonds d’innovation pour la santé, l’éducation et l’environnement lancé par le gouvernement français va appliquer la méthode d'évaluation des programmes de développement préconisée par l'économiste française.

Article rédigé par Michel Lachkar
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Les prix Nobel d'économie, Esther Duflo et Abhijit Banerjee (en arrière plan), lors d'une conférence au MIT, la prestigieuse université américaine, le 14 octobre 2019.   (JOSEPH PREZIOSO / AFP)

Tester des solutions dans la lutte contre la pauvreté, les évaluer et les diffuser, telle est la méthode expérimentale développée depuis vingt ans par Esther Duflo, professeur à l'Institut de technologie du Massachusetts (MIT), la prestigieuse université américaine. La prix Nobel d’économie va prendre la tête du nouveau fonds d’innovation pour le développement lancé par le gouvernement français, avec l’objectif de gagner en efficacité dans la lutte contre la pauvreté. Doté de 15 millions d’euros, il ira en priorité à l’éducation, la santé et l’environnement. Avec le Covid, les pays du Sud ont besoin d’une aide massive, car ils s’enfoncent dans la crise, insiste celle qui a été le plus jeune prix Nobel d’économie conjointement avec son mari Abhijit Banerjee et Michael Kremer.

Expérimenter en situation réelle

Esther Duflo plaide très tôt pour une approche renouvelée de ces questions en pariant sur l’innovation à très petite échelle. Reposant sur la collaboration entre les acteurs de terrain (gouvernements, ONG, organismes privés…) et les chercheurs, cette méthode inspirée des essais cliniques consiste à choisir aléatoirement un échantillon de participants parmi un groupe de bénéficiaires potentiels d’une politique socio-économique ou d’une action humanitaire. On parle de méthode d’évaluation d’impact par assignation aléatoire.

Dans sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France en janvier 2009, Esther Duflo cite l’exemple d’une recherche menée de 2001 à 2006 au Kenya sur la meilleure stratégie à suivre pour inciter les paysans à adopter l’usage d’engrais. Les chiffres montrent que, bien que les engrais soient très rentables, seuls 20% à 30% des paysans les utilisent chaque saison. Preuve que la "rationalité du marché" ne suffit pas. D’après les fermiers, la raison de ce faible usage des engrais est le manque d’argent au moment de la soudure. C’est la "saison de la faim" : les revenus de la récolte précédente sont épuisés, bloquant tout investissement nouveau.

"Je souhaite pratiquer l'économie comme une vraie science humaine. Une science rigoureuse, impartiale, sérieuse. Une science de l'homme, dans toute sa richesse et sa complexité"

Esther Duflo, prix Nobel d'économie

Leçon inaugurale au Collège de France

A partir de ces observations, Esther Duflo et ses collègues ont mis en place, avec l’aide d’une ONG, cette expérience assez simple. Une livraison gratuite a été offerte à une centaine de paysans, choisis au hasard, s’ils achetaient les engrais au prix normal juste après la récolte. Les économistes ont alors observé chez eux une augmentation de l’utilisation des engrais de 30% à 50%. A des fins de comparaisons, une réduction de 50% des prix des engrais a également été offerte à certains fermiers plus tard dans la saison. Cette seconde offre, plus avantageuse que la première, a eu le même impact sur le taux de recours aux engrais.

Pour Esther Duflo, cette expérience permet de sortir de l’opposition entre anti-subventions et pro-subventions en venant souligner l’importance du moment où la décision est prise : une simple subvention ne distord pas la décision d’utiliser des engrais, elle n’influence que ceux qui envisageaient déjà d’y recourir en les aidant à prendre une décision au bon moment (suffisamment tôt).

Presque inconnues il y a vingt ans, les évaluations aléatoires sont de plus en plus courantes aujourd’hui. En effet, les études économiques classiques sont basées sur des hypothèses énoncées a priori, elles ne représentent pas le monde réel. Elles ne prennent pas en considération les particularités locales, qu’elles soient culturelles ou sociales.

Donner ou faire payer les moustiquaires ? 

Une autre expérience menée au Kenya en 2006 vient illustrer cette méthode basée sur des expériences de terrains. Un organisme de lutte contre le paludisme a cherché à savoir s’il était préférable de vendre ou de donner gratuitement des moustiquaires pour en encourager l’usage.

Deux écoles s’opposaient sur ce sujet : d’un côté, il est de bon sens de distribuer massivement et gratuitement des moustiquaires pour lutter contre le paludisme, de l’autre, appliquer un prix permet d’assurer que les moustiquaires soient attribuées à ceux qui en ont vraiment besoin et apporte de la valeur à l’objet, entraînant son utilisation.

Pour tester ces théories, il a été décidé d’attribuer aléatoirement des moustiquaires gratuites et des moustiquaires à prix subventionné. Le premier résultat de l’expérience est qu’un prix, même faible, décourage fortement l’acquisition de moustiquaires. La même expérience menée plus tard en Ouganda et à Madagascar a reproduit ces résultats.

Ainsi, face à une pratique purement conceptuelle de l’économie, Esther Duflo propose une méthode expérimentale qui propose des évaluations spécifiques de terrain. La prix Nobel propose une nouvelle voie, mais reste consciente de ses limites. En janvier 2009, Esther Duflo concluait ainsi sa leçon inaugurale au Collège de France : "Une science humaine finalement généreuse, ambitieuse, engagée, mais une science humaine dans sa fragilité et sa modestie. Prendre ma part dans la construction laborieuse d’un savoir contre la pauvreté est mon travail et ma raison de vivre."

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