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Deborah Bräutigam: «Les Chinois sont dans une phase d'apprentissage en Afrique»

Deborah Bräutigam dirige la China Africa Research Initiative (CARI), institut de recherche qui dépend de l'université américaine John Hopkins. La chercheuse observe depuis des décennies les rapports entre l'Afrique et l'Empire du Milieu. Pour Géopolis, Deborah Bräutigam en décrypte les mythes et réalités.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Deborah Braütigam, directrice de la China Africa Research Initiative (CARI) (DR/CARI)

Qu’attend la Chine de l’Afrique?
La Chine veut d’abord établir des relations politiques. Il y a 54 pays sur le continent et chacun d’eux à une voix aux Nations Unies. La plupart des pays africains sont également membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour servir ses ambitions sur la scène internationale, avoir 54 amis peut s'avérer très utile.

Ensuite, la Chine veut des ressources naturelles et l'Afrique en est un gros pourvoyeur. Minéraux, pétrole, bois…. Ces ressources alimentent l’économie chinoise et lui permettent de produire ce qu'elle exporte. 

Enfin, Pékin veut faire des affaires avec l’Afrique, notamment dans le secteur de la construction qui représente environ 70 milliards de dollars par an. Par ailleurs, les investissements chinois dans le secteur manufacturier sur le continent ne cessent de s’accroître. Le continent permet aux entreprises chinoises de se rôder à la compétition dans une économie mondialisée.

Quels sont pour vous les trois chiffres-clé des relations sino-africaines?
Le premier chiffre concerne les contrats de construction. Je viens de le donner: environ 70 milliards de dollars par an. Cependant, les Chinois n’en financent qu’une partie, entre 15 et 18 milliards. Les autres bailleurs sont les Etats africains, la Banque mondiale ou encore des entreprises qui font appel aux Chinois pour exécuter leurs contrats.

Le deuxième chiffre renvoie aux flux d’investissements (IDE) chinois vers l’Afrique. Ils sont assez stables et varient entre 2,5 et 4 milliards de dollars par an. Ce qui n’est pas très significatif même si les chiffres ne sont pas exhaustifs. Quand on s’intéresse aux stocks d’investissements chinois, on constate qu’ils s’élèvent à 40 milliards de dollars contre 58 milliards pour les Etats-Unis. Conclusion: les investissements chinois en Afrique sont importants mais n’égalent pas ceux des Américains.

Le troisième chiffre permet d’estimer l’aide au développement. En la matière, les Etats-Unis mettent à disposition des Africains entre 8 et 10 milliards, majoritairement sous forme de dons. Du côté chinois, ce sont plutôt des prêts dont la valeur est moindre.

La plupart des flux financiers entre Pékin et le continent africain sont des crédits à l’exportation qui permettent aux entreprises chinoises de faire des affaires. Et certaines entreprises sont à l’origine du développement de la téléphonie mobile en Afrique. Soit parce qu’elles construisent les infrastructures, comme Huawei ou ZTE, soit parce qu’elles produisent des téléphones abordables pour les bourses des Africains.



Les relations sino-africaines sont souvent diabolisées, comparées à une nouvelle colonisation. Que peut-on en dire de façon objective?
Les investissements chinois en Afrique constituent une petite portion des investissements de la Chine dans le monde. Il en est de même pour le commerce. Cependant, l'Empire du Milieu est le plus important partenaire commercial du continent depuis 2009, une place qu'il a ravie aux Etats-Unis.

En Occident, on estime souvent que l’Afrique doit s’inquiéter de cette relation. Je l'observe depuis 1983 et j’ai écrit trois livres sur le sujet (Chinese Aid and African Development, The Dragon's Gift - The Real Story of China in AfricaWill Africa Feed China?). Je suis préoccupée par le portrait qui est fait de cette relation, notamment par des gens qui en ont une approche très superficielle. Les Chinois sont dans une phase d'apprentissage en Afrique. La Chine est un pays en développement qui n’a pas les mêmes standards que l'Occident.  

Aux Etats-Unis et en Europe, une mythologie s'est développée autour de cette relation. Par exemple, on dit souvent que les Chinois débarquent en Afrique avec leur propre main d’œuvre. Ce n’est absolument pas le cas, selon les enquêtes réalisées.

Dans la construction, par exemple, l'on compte en moyenne 80% de travailleurs locaux et 20% de cadres et d'ingénieurs chinois. Dans l’industrie, on atteint  95% pour la main d’œuvre locale. Et on entend encore l’ancien secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson clamer, lors de sa tournée africaine, que les investissements chinois ne génèrent pas d’emplois. 

Y a-t-il une différence entre les attentes chinoises en Afrique et celles des Européens ou des Américains?
L’Europe et les Etats-Unis ont globalement les mêmes intérêts que les Chinois. A la différence près, me semble-t-il, que pour les Occidentaux, les pays africains ont surtout besoin d'être aidés. Nous avons une relation assez paternaliste avec ce continent. Les Chinois, eux, sont plus tournés vers les affaires.




L’une des critiques récurrentes faites à l’Empire du Milieu est son manque de transparence sur l’aide et les prêts accordés aux pays africains...
Les Chinois ne rendent pas publics les accords conclus dans ce domaine. Nous n’avons pas les chiffres relatifs aux prêts accordés à chaque pays par les grandes banques de développement chinoises (Agricultural Development Bank of China, China Development Bank et l’Export-Import Bank of China). Nous disposons plutôt d'une estimation globale pour l'ensemble du continent.

Cependant, les autres pays ou institutions ne sont pas plus transparents. Il n’est pas aisé d’accéder aux contrats conclus entre la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et les Etats. Au niveau des banques privées, c’est encore plus difficile d’obtenir ce type informations.

Pour en revenir aux prêts chinois, nous avons réussi au China Africa Research Initiative (la CARI qui dépend de la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies), à constituer depuis 2000 une base de données assez fiable. Constat: les taux d’intérêt des prêts octroyés par des banques, soutenues par l’Etat, ne sont pas prohibitifs. Mais les crédits accordés par les sociétés privées posent problème: les taux d'intérêt sont plus élevés et les prêts doivent être remboursés sur des courtes périodes. Et beaucoup de pays africains empruntent auprès de ces entreprises. 

On reproche également aux Chinois de prêter sans poser de conditions... 
Les prêts chinois sont bel et bien conditionnés. Cependant, ces conditions sont différentes, par exemple, de celles de la Banque mondiale. Cette dernière était plus préoccupée par la corruption que par la démocratie durant les années qui viennent de s'écouler. De fait, la Banque mondiale prête à la Chine qui n’est pas une démocratie.

Ce n’est pas non plus un critère quand il s’agit d’aide publique au développement. L’Ethiopie reçoit beaucoup d’aide des Etats-Unis, mais ce n’est pas non plus une démocratie. Les conditions émises par les Chinois sont, encore une fois, tournées vers les affaires. Ils veulent s’assurer que les prêts seront remboursés, entre autres, grâce aux revenus générés par les projets auxquels ils participent.


Prêts chinois à l'Afrique  (SAIS-CARI 2017)

Il est souvent aussi question de ces prêts chinois qui sont remboursés en matières premières. Qu’en est-il?
Nous avons constaté qu’un tiers des prêts que nous avons documentés sont garantis. Les Chinois ont recours à cette pratique dans des pays qui ne sont pas solvables. Si on veut leur prêter de l’argent, il faut pouvoir réduire les risques tout en évitant des taux d’intérêt prohibitifs. La technique utilisée consiste à garantir les prêts par des produits dont l'exportation génère des devises.

En Angola, le pétrole constitue une garantie pour les Chinois. C’est également ainsi que les compagnies pétrolières occidentales procèdent en Afrique. Sur le continent, certains des pays qui ont eu recours à ce schéma financier ont vu leurs revenus à l'export baisser à cause de la chute des prix des matières premières. C'est le cas de l'Angola qui a, aujourd'hui, des difficultés à rembourser les prêts chinois. Résultat: environ 63% des exportations du pétrole angolais sont à destination de la Chine. C’est ainsi que le pays paie, en partie, des emprunts qui lui ont permis de se reconstruire après la fin de la guerre civile.

La Zambie ne recourt pas à cette pratique mais elle rencontre aussi des difficultés pour rembourser la Chine, la Banque mondiale et ses autres bailleurs parce que le prix du cuivre a beaucoup baissé.

Beaucoup s'inquiètent de l'accroissement du niveau endettement des Etats africains. Cette situation serait notamment due au fait qu'ils empruntent de plus en plus auprès des Chinois. Existe-t-il un lien de cause à effet?  
Le continent compte 54 pays et tous n’empruntent pas de l’argent à la Chine qui est néanmoins devenu un important bailleur pour le continent. Certains Etats n'ont pas pu rembourser leurs emprunts ces dernières années à cause de la chute des cours des matières premières.

L’Angola, la Zambie et l’Ethiopie sont quelques exemples. Ces situations restent néanmoins isolées. Certains pays ont effectivement emprunté trop et trop vite. Nous avons déjà tiré la sonnette d'alarme. Il faut rester vigilant sur cette question. 

Les prêts chinois contribuent-ils à une nouvelle crise de l'endettement en Afrique? Pour l'instant, nous n'avons pas la réponse à cette question. 

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