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Nigeria: quand l’art devient contestataire

Au Nigeria, les autorités préfèrent que l’on oublie les régimes militaires précédents et les atrocités commises durant cette période. Elles ont ainsi supprimé l’enseignement de l’Histoire dans les écoles. Cela n’empêche pas certains artistes de faire de la résistance et tenter de faire un travail de mémoire.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
A l'entrée d'Art X, la foire d'art contemporain de Lagos, le 4 novembre 2017 (EMMANUEL AREWA / AFP)

«Si vous ne savez pas d'où vous venez, comment pouvez-vous savoir où vous allez?», demande Johnson Uwadinma, artiste nigérian obsédé par le travail de mémoire, dans un pays en perpétuelle effervescence.

Pour son projet Amnesia, il a assemblé des centaines de boules faites de vieux papiers journaux froissés et peinturlurés de couleurs vives, qui forment d'étranges chromosomes. Autant de métaphores pour les crises qui traversent le Nigeria depuis des décennies, sans toujours trouver d'issue. Cette installation a été présentée du 3 au 5 novembre 2017 à la seconde édition de Art X à Lagos, qui n’hésite pas à se présenter comme la «première foire internationale d’art (contemporain) en Afrique de l’Ouest».



«Les médias répètent constamment les même histoires de corruption, de guerre, de violence et de tromperies. Nous n'apprenons jamais de notre passé», explique l'artiste originaire de l'ex-Biafra, province rebelle du Sud-Est. Il y a 50 ans, celle-ci déclarait son indépendance, point de départ d’une sanglante guerre civile (1967-1970) qui a fait plus d’un million de morts.

«Cette histoire, comme les atrocités commises par les régimes militaires successifs, ne sont pas enseignées à l'école» au Nigeria, rappelle Johnson Uwadinma, 35 ans. De fait, le gouvernement fédéral a même retiré, il y a 10 ans, l'Histoire de l'enseignement primaire et secondaire A ses yeux, cette matière n'était pas primordiale pour les élèves et futurs chercheurs d'emploi. Même si de nombreuses voix politiques et intellectuelles réclament son retour dans le programme officiel.

«Mémoire à la poubelle»
Pour Johnson Uwadinma, «la manière dont nous recyclons l'actualité est symptomatique de la manière dont nous jetons notre mémoire à la poubelle en attendant la prochaine histoire à la mode».

Cet «oubli programmé» n'a pas empêché le géant pétrolier d'Afrique de l'Ouest, avec ses 200 millions d'habitants, de se développer à toute allure depuis le retour de la démocratie à la fin des années 90. Moteur du continent, le Nigeria fascine par son dynamisme économique, avec Nollywood, son industrie cinématographique florissante, avec ses stars de la pop devenues milliardaires... En dépit de la pauvreté, de la corruption, des actions terroristes de Boko Haram.

Les icônes bling-bling et couvertes d’argent d’aujourd’hui sont assez éloignées de Fela Kuti, la légende des années 70-80, et son afrobeat contestataire. «On ne les entend parler que d'argent, de filles et de soirées, c'est déconnecté de la réalité», regrette Johnson Uwadinma.

La page d'accueil du site Art X (DR (capture d'écran))

Engagement
Nouveau rendez-vous de l'art contemporain, Art X, qui a rassemblé en 2017 des œuvres de plus de 60 artistes venus de 15 pays d'Afrique et de 14 galeries, est en revanche un carrefour d'échanges, estime Céline Seror, co-fondatrice de la revue panafricaine IAM (Intense Art Magazine).

«Cette édition (était) très intense, très riche», estime Céline Seror. «Elle (a mis) en relation des artistes nigérians et de tout le continent avec des hommes politiques, de gros collectionneurs fortunés susceptibles d'acheter leurs œuvres. (Ces artistes) explorent des thèmes classiques de l'art contemporain comme le corps, l'intime... Mais (on) y a aussi (vu) beaucoup d'œuvres avec un message politique fort sur la corruption ou encore le décalage des classes», explique-t-elle.

Valeurs
Pour la réalisatrice Zina Saro-Wiwa, la foire a évidemment un aspect commercial. Mais elle n’en pense pas moins que l'art doit avant tout «mobiliser les esprits, inspirer des valeurs».

Il faut dire que celle qui se présente comme une «artiste vidéo», est la fille de l'écrivain et opposant Ken Saro-Wiwa. Celui-ci a été pendu en 1995 par le régime militaire de Sani Abacha après un soulèvement populaire contre le pillage des ressources et la pollution dévastatrice de compagnies étrangères comme Shell dans l'Ogoniland, sa région natale (sud-est).



En 2014, la jeune femme, qui vit entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, a décidé de revenir aux sources, dans le delta du Niger, pour «explorer l'héritage» paternel. Elle a alors créé une galerie, Boy's Quarters, dans l'ancien bureau de son père, dans un quartier populaire de la ville pétrolière de Port Harcourt. Elle y expose des artistes prometteurs comme Johnson Uwadinma.

Aujoud'hui, elle refuse l'étiquette de «militante», «trop plate et trop simpliste». Mais Zina Saro-Wiwa rejette tout fatalisme résigné face aux pollutions pétrolières et au conflit qui oppose des groupes armés aux compagnies et au gouvernement. Elle veut inciter les jeunes du delta à s'interroger sur leur avenir et leur environnement à travers des œuvres plastiques et des spectacles. Une manière de leur dire: «N'attendez pas les compagnies étrangères pour vous trouver un job dans le pétrole ou (vivre sur leur dos) en leur volant du pétrole. Prenez-vous en main !»

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