"Garderie nocturne" : mères et prostituées, les héroïnes de Moumouni Sanou assument tout
Au Burkina Faso, Odile et Fatim font garder leurs bébés par Mme Coda, une octogénaire à qui elles laissent leurs enfants pour affronter le trottoir, leur lieu de travail. Le documentaire "Garderie nocturne" a remporté l'Etalon d'or au dernier Fespaco.
Plus d’une décennie d’amitié et un documentaire – Garderie nocturne − lie désormais le cinéaste burkinabè Moumouni Sanou à ses héroïnes, Adam’s, Odile et Fatim. Elles sont des travailleuses du sexe, mais surtout des mères qui s’organisent pour faire garder nuitamment leurs nourrissons. Le jeune réalisateur de 34 ans, qui est reparti avec l’Etalon d’or du Yennenga lors de la dernière édition du Fespaco, filme une routine qui déplace, du coucher au lever du soleil, le spectateur dans trois univers : la garderie de Mme Coda, le domicile des prostituées et leur lieu de travail, Le Black, quartier chaud de Bobo-Dioulasso, la deuxième plus grande ville du Burkina Faso. Derrière la caméra, Moumouni Sanou capte les vicissitudes d'un quotidien où les enfants – Mocktar et Djene – s'accaparent le jour les seins et les corps, souvent abandonnés, de leurs mères épuisées par leur nuit de travail. L'approche du cinéaste concentre toute la justesse que l'on attend d'un documentaire, surtout quand il plonge le spectateur dans une réalité, qu'il est loin de pouvoir imaginer.
Garderie nocturne, qui a fait sa première mondiale en 2021 à la Berlinale où il était en sélection officielle (Forum), a été récemment projeté à Paris lors de la dernière édition du Cinéma du réel (festival international du film documentaire) qui consacrait une programmation spéciale aux documentaires africains. Le film est actuellement disponible sur le site de TV5 Monde.
franceinfo Afrique : vous suivez dans "Garderie nocturne" le quotidien de trois travailleuses du sexe à Bobo-Dioulasso et de celle à qui elles confient leurs enfants, Mme Coda. Ce document est le fruit d'une très longue observation...
Moumouni Sanou : j'ai passé dix ans avec elles et dix ans sur le décor, Le Black (quartier chaud de la ville de Bobo-Dioulasso, NDLR). Je les ai rencontrées en 2012 sans penser que je ferais, un jour, un film sur elles. L’idée du documentaire est née quand l’une d’entre elles m’a demandé de la déposer pour qu’elle récupère son enfant parce qu’elle n’avait pas d’argent pour le taxi. Je l’ai fait plusieurs fois sans poser de questions. Puis, à un moment donné, je lui ai demandé qui était ce membre de sa famille à qui elle confiait son enfant sans que je ne sache qui c'est depuis le temps. Elle m’a alors répondu que c’était plutôt une vieille dame qui gardait les enfants pour 1000 francs CFA (0,15 centimes d’euro) la nuit. J’ai alors essayé de rencontrer Mme Coda, qui doit aujoud'hui avoir autour de 80 ans, pour qu’elle m’explique comment les choses se passaient.
Cela a été également une chance de fréquenter depuis des années Le Black et d’être connu dans la rue. Quand je suis venu avec le caméraman, je savais ce que je voulais filmer. Je savais là où il fallait poser la caméra. Au début du tournage, qui a duré trois semaines, quand je disais au cadreur de tourner, il me faisait remarquer qu’il ne se passait rien. Il ne voyait pas d’action mais moi je savais, avec l'habitude, ce qui allait se passer dans les heures à venir.
Vous filmez souvent vos protagonistes quand elles sont endormies et que leurs bébés disposent de leurs corps parce qu’elles allaitent encore. Savaient-elles qu'elles seraient ainsi filmées et comment la question a été abordée avec elles ?
Oui ! Pour ces travailleuses du sexe, tout ce qui concerne le sexe ou le corps n’est pas un sujet tabou. Par ailleurs, il n’y avait pas non plus de tabou entre elles et moi. Montrer un sein (parce que leur enfant se nourrit) n’est pas un problème pour Odile et Fatim. En plus, le sein chez nous en Afrique, c'est encore moins un problème quand on allaite. Elles n’ont vraiment pas de problème avec leur corps mais ce n’est pas pour autant que j’allais encore l'exhiber dans ce film. Il y a de nombreuses séquences que je n’ai pas gardées justement pour protéger et préserver leur intimité. Elles m'ont fait confiance et le résultat ne les a pas déçues.
Faire naître ce documentaire n'a pas été aisé selon votre producteur, le réalisateur Berni Goldblatt. Comment y parvient-on ?
C’est difficile aussi parce que nos autorités ne font pas confiance aux jeunes. Mon dossier a été envoyé, par exemple, au ministère de la Culture au Burkina pour demander des financements. Mais il a été rejeté sous prétexte que je n’avais pas d’expérience... Et voilà, l’Etalon d’or !
La rencontre avec Berni a été importante parce qu’il m’a beaucoup soutenu quand je me décourageais parce que nous n'obtenions pas de financement. Ce n’était pas facile, d’autant plus que j’ai des problèmes d’écriture car je n’écris et ne parle pas bien le français. Néanmoins, sur le plan des idées, je suis prêt à défier n’importe qui !
Pourquoi cet intérêt pour le documentaire ?
J’aimerais devenir un grand cinéaste demain et cela passe par le documentaire où on montre le réel tel qu’il est. Contrairement à la fiction où je peux, par exemple, marcher sur la tête quand je le souhaite. Le documentaire est une école pour arriver à la fiction.
Comment votre vocation de réalisateur est-elle née ?
Depuis le jeune âge… J’ai commencé à jouer dans les films comme acteur en 2002. C’est après cette expérience que j’ai décidé de passer à la réalisation parce que j’aime ça et j’ai beaucoup d’histoires à raconter.
Que ressent-t-on quand on décroche l’Etalon d’or pour son premier long métrage documentaire au Fespaco ?
J’étais très content. Tu es réalisateur, tu viens avec ton premier long métrage et tu décroches l’Etalon… Je suis heureux parce que je sais que mon nom reste dans l’histoire du cinéma africain grâce à cette récompense. Mais c’est aussi une pression supplémentaire pour le prochain film parce qu’on se demande comment ça va se passer. Tout le monde t’attend. Cependant, je n’ai pas peur même si le prochain film, qui sera aussi un documentaire, portera sur un sujet tabou.
Apparemment, les sujets tabous ne vous découragent pas…
Non, parce que je suis un artiste du Septième art et je parle des sujets qui m’intéressent quoi qu’il advienne.
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