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"En Afrique, l'intégrisme religieux n'a pas de sens", estime Mamadou Dia, le réalisateur du film "Le père de Nafi"

Une communauté villageoise aux prises avec un rigorisme religieux, prélude au terrorisme : c'est le thème du premier film du cinéaste sénégalais Mamadou Dia qui a été distingué à de nombreux festivals. Entretien.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10 min
Tierno (Alassane Sy) et Nafi (Aicha Talla), un père et une fille, les principaux protagonistes du film "Le Père de Nafi" du réalisateur sénégalais Mamadou Dia. (JOYEDIDI)

Le père de Nafi, le film du cinéaste sénégalais Mamadou Diaest à la fois l'histoire d'un mariage entre cousins (Nafi et Tonkara) et la chronique d'une rivalité entre un imam, Tierno, et son frère qui prône l'intégrisme religieux. Dans ce petit village, dont les décors sont magnifiés par une exceptionnelle photographie, l'insidieuse influence des terroristes divise une famille, puis une communauté. Dans une démarche assez inédite, Mamadou Dia filme au long cours les victoires de la propagande terroriste dans une petite localité imaginaire du nord du Sénégal. 

La fiction sénégalaise est repartie avec deux prix, lors de la dernière édition du Festival international de cinéma Vues d'Afrique : celui du meilleur long métrage et du meilleur acteur pour Alassane Sy. Deux nouvelles récompenses pour un long métrage qui a déjà décroché le prix du meilleur premier long métrage et le Léopard d’or de la section Cinéastes du présent où il était présenté à Locarno (Suisse); ou encore le prix Découverte au dernier festival du film francophone de Namur.

franceinfo Afrique : vous évoquez la question très actuelle du terrorisme au Sahel dans une perspective assez singulière, son influence sur une communauté. Quelle est la genèse de ce film dont vous êtes à la fois le scénariste et le réalisateur ? 

Mamadou Dia : quand je suis arrivé aux Etats-Unis, en 2014, pour faire mon master (en réalisation et en écriture), à chaque fois que je me présentais comme musulman, que je disais que mon grand-père et mon pères étaient imams, il y avait ce regard posé sur moi et qui fait naître en vous cette sensation d'avoir à s'expliquer tout le temps. Pourquoi doit-on s'expliquer par rapport à sa religion ? Cela vient aussi du fait que l'autre, en face de nous, n'a pas la bonne information. "Ce sont les musulmans qui placent des bombes", "Les musulmans sont terroristes", voilà ce qui circule aujourd'hui.

Et il n'est jamais question des 90% de musulmans qui sont pacifiques, de ces personnes que l'on rencontre au Sénégal, au Ghana, au Togo, au Bénin et dans plusieurs pays dans le monde qui vivent ensemble en paix. Au Sénégal, pays à 90% musulman, le premier président était catholique (Léopold Sédar Senghor, NDLR). Jusqu'à présent au Sénégal, il y a des familles où frères et sœurs sont de religions différentes, où une femme et un mari sont de religions différentes. Nous avons même un cimetière où musulmans et catholiques sont enterrés ensemble. Le problème terroriste ne se pose pas réellemement au Sénégal – on croise les doigts pour que cela n'arrive jamais –, mais il était intéressant de poser le débat.  

L'idée vient aussi de l'élection de Donald Trump que j'ai vécue comme un choc. Je me suis demandé comment cela a-t-il pu être possible ? Comment une personne comme Donald Trump peut-elle être élue démocratiquement aux Etats-Unis ? Comment arrive-t-on à ce genre de situation ? La question vaut aussi pour le terrorisme. A Tombouctou, une ville que j'adore, quand les gens s'assoient et réfléchissent, ils se disent qu'il y avait peut-être des signes qu'ils ont vus et décidé d'ignorer. 

Vous êtes musulman et, par conséquent, vous savez de quoi vous parlez. Dénoncer l'intégrisme religieux s'imposait-il à vous ?  

C'est important de le dénoncer parce que les victimes des intégristes sont, en majorité, musulmanes. J'ai grandi dans un islam très tolérant qui est celui de l'Afrique subsaharienne. C'est cet islam méconnu que je voulais montrer en pointant ce qui n'est pas vrai, mais que l'on entend dans les médias parce que c'est explosif et sensationnel. Il n'y a pas d'amalgame à faire puisque ce n'est pas la réalité. Les religions catholique ou musulmane sont arrivées plus tard dans nos civilisations. Elles ont juste complété nos identités. En Afrique, l'intégrisme religieux, qui divise, n'a pas de sens pour moi. 

Le propos du "Père de Nafi" pourrait se résumer ainsi : la première victime du terrorisme, c'est la famille...

Les personnages principaux sont Tierno et sa fille, Nafi. L'idée du film était de montrer les conséquences du terrorisme sur la cellule familiale, celle qui m'intéresse. Nous venons de communautés où elle est primordiale, c'est là où tout se décide. Ici, celui qui vient corrompre cette famille en est un des membres. Il ne faut pas toujours voir le terrorisme comme quelque chose d'extérieur à soi, la menace peut être interne.

Les jeunes qui partent, qu'ils soient européens ou américains, qui rejoignent les rangs de Daech ont des pères et des mères... Ils ont été aimés et adorés. C'est trop simpliste de se dire que ce sont des parias de la société. Ce n'est pas toujours vrai. Le père de Nafi s'interroge sur ce qui se passe quand on laisse le terrorisme arriver dans nos pays et souligne le fait que ce sont nos cellules familiales qu'elle détruit. Des cellules qui nous font marcher et vivre. 

Ce sont deux frères qui s'opposent dont un est érudit, un imam...

C'est le cas dans beaucoup de religions. Les érudits ne sont souvent pas les plus fanatiques. Ces derniers comprennent bien que dans ces écritures, il n'y a aucune raison de se battre les uns contre les autres. Celui qui arrive avec des idées nouvelles sur la religion est finalement celui qui la connaît le moins. Quand je faisais le pitch en parlant d'imam et de terroriste, les gens pensaient immédiatement : "C'est un imam terroriste." C'est plutôt le contraire. Tierno est à l'image de la plupart de nos imams, de nos prêtres... L'archevêque de Dakar ne cesse de lancer des messages de paix, quoi qu'il arrive. Les imams font la même chose. Le film est un moyen de défaire les préjugés, notamment celui qui sous-entend que c'est la personne religieuse qui est le problème. Tierno est un imam, rempli de spiritualité, mais il n'en est pas parfait pour autant. Par exemple, il ne veut pas que sa fille adorée aille à l'université... 

Comment expliquez-vous que les idées des intégristes infusent dans des sociétés qui connaissent et vivent cet islam que vous venez décrire ? 

C'est le résultat d'une sournoise lutte de pouvoir. C'est ce qui est arrivé à Tombouctou et dans beaucoup de villes. Ils s'attaquent toujours aux plus vulnérables. On le voit très bien dans le film. Ces gens viennent avec un discours, une proposition, des moyens financiers auxquels leurs interlocuteurs sont réceptifs. Face à l'Etat et à des familles en faillite, il y a ces gens qui débarquent avec des promesses et des idées nouvelles qui font insidieusement leur chemin au sein d'une communauté. 

Les Africains seraient-ils plus sensibles à ce type de démarche, utilisée partout dans le monde, à cause de leur pauvreté ?

Nous ne sommes pas plus vulnérables, mais les règles du jeu sont différentes. Les choix ne sont pas toujours individuels. Les décisions sont plutôt communautaires : il y a un patriarche – ici c'est d'ailleurs une matriarche qui exerce ce pouvoir discret des femmes en Afrique et qui préfère voir sa famille unie avant tout – le droit d'aînesse, la hiérarchie familiale... Résultat : quand le chef bascule, tout le monde bascule avec lui. 

Le film s'intitule "Le père de Nafi". C'est une fiction qui dépeint un monde d'hommes, mais dont la pierre angulaire est une femme. Pourquoi ? 

Les Africaines sont beaucoup plus puissantes que les portraits que l'on fait d'elles dans les médias ou parfois dans les films. Dans nos communautés et dans nos familles, ce sont les femmes qui dirigent. Dans plusieurs régions, ce sont elles, par exemple, qui tiennent l'économie. Au Sénégal, les signares (femmes métisses et noires très influentes pendant la période coloniale, NDLR) géraient des commerces au même titre que les hommes. 

Dans la communauté où j'ai grandi, c'est toujours l'homme qui bombe le torse et parle en public. Mais, en privé, on sait très bien que c'est la femme qui décide. Nafi est à l'image de ces femmes peules, de mes mères, tantes et grand-mères auprès desquelles j'ai grandi. Elles ont ce regard décidé et savent très bien comment arriver à leurs fins. Nafi, c'est aussi la jeunesse, l'avenir... Elle adore son père, dont elle est la fille unique et la confidente. Nafi respecte sa communauté, incarné par cette figure paternelle, mais elle sait où elle va et comment y aller.

Le réalisateur sénégalais Mamadou Dia (JOYEDIDI)

Le film a-t-il été vu au Sénégal ? Comment a-t-il été reçu ? 

Le film a bénéficié d'une sortie nationale en février. Au Sénégal, on ne peut pas faire une sortie qu'en salles, parce qu'il n'y en a pas assez. C'est pourquoi, nous avons ajouté une sortie "publique", avec des projections gratuites en plein air que nous avons organisées avec mon associé Maba Ba. Nous avons collaboré avec le centre Yennenga créé par Alain Gomis (cinéaste sénégalais, NDLR) pour cette sortie sénégalaise. L'idée étant de projeter le film au cinéma, tout en le projetant dans les quartiers et les villes du pays. 

A Matam, là où il a été tourné et qui est ma ville natale, c'était la folie. Il y a toute une génération de gens qui n'ont jamais vu de film sur grand écran. La projection s'est faite, à ciel ouvert, grâce à un immense écran gonflable. Il y a eu deux projections auxquelles 400 personnes environ ont assisté chaque soir. Après Matam, nous sommes allés à Saint-Louis, puis à Thiès et ensuite Dakar (la capitale sénégalaise, NDLR) où nous avons fait un partenariat avec une salle de cinéma, le Complexe cinématographique Sembène Ousmane. Le père de Nafi y a été projeté pendant trois semaines avant que le coronavirus ne l'arrête. En même temps que le film passait en salles, nous avons organisé des projections pour l'autre partie de la population, qui n'est pas à habituée à fréquenter les  cinémas. Nous avons ainsi organisé une projection à l'université Cheikh Anta Diop qui était une réussite.

La diffusion du film au Sénégal a été bouleversée par cette pandémie. Qu'inspire-t-elle au cinéaste que vous êtes à propos du continent africain et des Etats-Unis où vous résidez ?

La pandémie nous démontre que l'on est tous égaux. En tant que journaliste, j'avais couvert Ebola en Sierra Léone en 2014. Je me souviens de la stigmatisation autour de cette maladie. On disait que c'était une maladie des pauvres. Aujourd'hui, c'est le contraire, le Covid-19 est une maladie de riches. Les pays les plus touchés sont des pays développés, à savoir l'Italie, l'Espagne et aujourd'hui les Etats-Unis.

L'Afrique est la région du monde qui compte le moins de cas à l'heure actuelle. Nous avons la chance d'avoir une population jeune, des dirigeants qui ont pris à bras le corps cette situation. Ce n'est pas parce que je suis Sénégalais, mais le Sénégal et le Ghana sont en train de bien faire. Evidemment, de nombreux défis sont à relever face à cette maladie.

Cette pandémie est aussi l'occasion de se rendre compte que l'on parle toujours de l'Afrique comme d'un village ou d'une ville. On ne dit pas l'Europe, on dit la France ou l'Italie....  

Quant aux Etats-Unis, le Covid-19 a montré toutes les failles du système américain. Les gens ont peur d'aller se faire soigner parce qu'il n'y a pas de couverture sanitaire universelle et, par conséquent, ils n'ont pas assez d'argent pour le faire. Si c'est ça le développement, alors ce n'est pas celui que l'on veut chez nous, si l'on ne peut pas se soigner ou avoir accès aux traitements expérimentaux quand ils sont disponibles.... Et puis cela n'aide pas d'avoir un président qui envoie des messages contradictoires.

Votre film vient de faire un doublé au festival Vues d'Afrique. Comment avez-vous reçu ces récompenses ?

J'étais surtout très heureux pour Alassane Sy qui interprète Tierno dans le film. Il a fait un travail extraordinaire. Il m'a fait confiance alors que c'était mon premier film. Il a été tellement patient, de la préparation du film au tournage. Quand il est arrivé à Matam, il s'est bien intégré parce que presque tous les autres acteurs sont originaires du village. C'est un acteur extraordinaire qui a tourné aux Etats-Unis, en Europe et c'est aussi un réalisateur. Il est connu au Sénégal où il tourne et séjourne souvent bien qu'il réside à Londres. Il était temps que l'on reconnaisse son jeu, qui dans tous les festivals impressionne, à l'instar de celui des comédiens du film, mais c'est bien que Vues d'Afrique l'ait reconnu d'une manière plus ou moins officielle.

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