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Claire Diao, «Awotele» et Sudu Connexion au service des «cinémas d'Afrique»

Claire Diao est critique de cinéma franco-burkinabè, auteure de l’essai «Double Vague, le nouveau souffle du cinéma français». Elle a cofondé en 2015 la revue panafricaine de cinéma «Awotele» et créé en 2016 la société de distribution Sudu Connexion. Le dernier projet de la journaliste fédère toutes ses ambitions de promotion des «cinémas d'Afrique».
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min

Vous avez développé un concept, Sudu Connexion, qui se décline à la fois en une revue et un réseau de promotion du cinéma africain. Comment et qui fait fonctionner tout cela?  
Sudu (maison, en peul) Connexion est une société de distribution de films d'Afrique et de la diaspora que j'ai créée en décembre 2016. Notre catalogue est composé de documentaires et fictions, longs-métrages, courts-métrages et séries TV ayant tous la particularité de traiter de l’Afrique et de sa diaspora. 

A compter d'avril 2018, Sudu Connexion portera la 5e saison de Quartiers Lointains, un programme itinérant de courts-métrages du Sud au Nord que j'ai lancé en 2013 entre la France, les Etats-Unis et plusieurs pays d'Afrique. C’est le succès de ce programme qui m'a d’ailleurs confortée dans l'idée de monter une société de distribution. 

 
Sudu Connexion, c'est aussi le magazine «Awotele»...
Sudu Connexion édite également cette revue panafricaine de cinéma bilingue français-anglais. Awotele fête ses trois ans. Nos collaborateurs sont issus du continent et de sa diaspora. Le comité éditorial se compose de trois personnes dont moi-même. Awotele est publiée à l'occasion des trois grands festivals de cinéma africains: les Journées cinématographiques de Carthage (Tunisie), le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco, Burkina Faso) et le Durban International Film Festival (Afrique du Sud).

En couvrant ces trois bassins linguistiques (arabophone, francophone et anglophone), nous souhaitons représenter la pluralité des cinémas du continent en nous focalisant sur les rendez-vous où l'Afrique est majoritaire plutôt que sur les festivals internationaux (Cannes, Venise, Berlin...) où elle est minoritaire. Depuis octobre 2017, la revue bénéficie d'une chronique un lundi sur deux en direct dans le JT Afrique de TV5 Monde. Et depuis 2018, le site culturel Wiriko.org reproduit une fois par mois nos articles en espagnol.

 
Quelle est la raison d'être de Sudu Connexion dans le paysage audiovisuel africain? Quelle est sa spécificité?
En 1966 déjà, le critique de cinéma et fondateur des Journées cinématographiques de Carthage Tahar Cheriaa disait: «Qui tient la distribution tient le cinéma.» Depuis les indépendances et les textes fondateurs des cinémas d'Afrique (Charte d'Alger rédigée en 1975) l'illustrent, l'enjeu a toujours été de promouvoir en Afrique des images réalisées par des Africains. La spécificité de Sudu Connexion est dans ce retour aux fondamentaux. Nous sommes spécialisés dans les films d’Afrique et de la diaspora et nous promouvons à l’international des cinéastes et des films qui manquent de visibilité d’un continent à l’autre.

Par ailleurs, beaucoup de cinéastes sont épuisés en fin de montage et n’ont plus la force de diffuser leurs films. Beaucoup de producteurs ne connaissent pas les circuits que nous connaissons. C’est pour cela que Sudu Connexion est là pour prendre le relais. L'autre enjeu de Sudu Connexion est de décloisonner les barrières linguistiques qui tendent à limiter les films à l'un ou l'autre réseau (francophone ou anglophone). 


Vous êtes une critique de cinéma métisse et votre double origine traverse vos préoccupations cinématographiques. Vous avez donc écrit «Double vague». Comment est né ce projet? 
Double Vague est un essai sur une cinquantaine de cinéastes français nés ou ayant grandi dans des quartiers populaires français tout en baignant dans une double culture, familiale ou de proximité. Pour moi qui suis née au Sénégal d'un père burkinabè et d'une mère française, grandir en banlieue lyonnaise m'a beaucoup interrogée: pourquoi me demandait-on dans la cour de récré si je parlais «africain»? Pourquoi le cinéma et la télévision ne me parlaient que de Paris? Pourquoi les acteurs «de couleur» avaient toujours des rôles subalternes ou négatifs voire étaient les premiers à mourir dans les films d'action? 

En grandissant, j'ai gagné la capitale pour travailler et j'y ai rencontré de nombreux cinéastes qui avaient une soif de raconter des histoires, quel que soit le temps et le nombre d'embûches qu'ils pouvaient rencontrer. Cela m'a conduit à réaliser une série de portraits publiés sur le site Bondy Blog entre 2012 et 2016 puis cet ouvrage, inspiré par la réussite de plusieurs d'entre eux, le décès d'Aïcha Bélaïdi (fondatrice du festival Les pépites du cinéma) et la consécration d'Houda Benyamina (Divines), d'Alice Diop (Vers la tendresse) et Maïmouna Doucouré (Maman(s)). Pour moi qui ai l'habitude de côtoyer des cinéastes africains ne bénéficiant d'aucun soutien de la part de gouvernements ne faisant pas du septième art une priorité, il était surprenant de réaliser que la France, respectée mondialement pour le financement du cinéma, passait à côté de tant de talents.

Quel tableau peut-on dresser du cinéma africain, en termes de production, de distribution et de promotion? 
Pour commencer, parlons de cinémas d'Afrique et arrêtons ce terme de cinéma africain qui réduit plus de cinquante pays aussi différents les uns des autres à un seul continent lointain et immuable... La force de l'Afrique réside dans sa pluralité.

L'Egypte a mené la danse depuis les années 1930. Le Sénégal, le Mali et le Burkina Faso ont été très dynamiques dans les années 1980. Le Maroc est exemplaire quant à sa politique cinématographique depuis 1944. L'Afrique du Sud post-apartheid a su initier un soutien financier grâce à sa National Film and Video Foundation et s'imposer à l'échelle internationale. Je ne parle même pas du Nigeria qui s'est placé depuis les années 1990 et l'avénement du numérique comme deuxième puissance mondiale du cinéma derrière Bollywood et avant Hollywood !
 
Quant aux salles de cinéma, il y en a bien moins qu’avant mais il y en a. Notamment des multiplexes et des chaînes de cinéma, surtout dans les pays anglophones. Les autres pays se rabattent souvent sur les écrans des Instituts Français et des Goethe Institutes. Et les festivals de cinéma organisent souvent des projections en plein air permettant de réunir un large public mais pas de rentabiliser les frais de projection… Côté promotion, les anglophones sont très forts en marketing, récompenses, lobbying… Parfois au détriment du fond des films.

Les francophones sont plutôt en retard en termes de business mais produisent ponctuellement de petits bijoux. Le danger actuel, c’est la production dans plusieurs pays de films à bas coût imitant les productions de Nollywood. Cela ne permet pas de rivaliser avec le cinéma mondial, en perpétuelle quête d’authenticité, de renouveau et d’inventivité... 

Faut-il différencier les enjeux selon les sphères linguistiques?
Aujourd'hui, de fait, les anglophones visent les marchés américain voire britannique, mais très peu le marché francophone. Vous les trouverez donc à Berlin et Toronto, Sundance, Tribeca et au Durban FilmMart (festival de Durban). Les arabophones vont chercher de l'argent au Moyen-Orient (Dubaï, Doha), mais aussi en Europe grâce aux accords et dispositifs méditerranéens qui permettent de nouvelles sources de financements. La Tunisie ouvre cette année sa Cinémathèque. Du fait d'accords de co-production, notamment avec la France, plusieurs films du Maroc, d'Algérie ou de Tunisie sortent donc sur les écrans français.

Les francophones (au sud du Sahara), eux, semblent piétiner faute de financement local. Mais la donne est en train de changer grâce au Fonds de promotion du cinéma initié par le président Macky Sall au Sénégal depuis 2013 ou le Fonds Jeune Création Francophone qui vient de clôturer son premier appel à projets début mars 2018 à Ouagadougou. Les lusophones sont malheureusement les grands absents de nos écrans. Le Mozambique est certes le pays le plus dynamique en terme de production (The Train of Salt and Sugar de Licinio Azevedo a été sélectionné pour représenter le pays aux Oscars 2018) mais il ne produit un long-métrage de fiction que tous les quatre ans.

Quels sont vos espoirs pour ces cinémas d'Afrique? 
Aucune Palme d'Or n'a été remportée depuis 1975 (Chronique des années de braise de l'Algérien Mohammed Lakhdar-Hamina). Le seul Ours d'Or remonte à 2005 (U-Carmen eKayelitsha du Sud-africain Mark Donford-May). Aucun Lion de Venise n'a été remporté par un film d'Afrique (sauf la coproduction italo-algérienne La bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo en 1966)... Pourtant, chaque année, les Journées cinématographiques de Carthage, le Fespaco et Durban récompensent des longs-métrages d'Afrique qu'on peine à voir sur les écrans. Pourquoi ce fossé, ce désintérêt? J'espère que ces cinématographies africaines pourront rencontrer leur public, engranger de l'argent et permettre à tous les techniciens de la chaîne cinématographique de vivre de leur métier.
 
Le cinéaste burkinabè Idrissa Ouédraogo, décédé le 18 février 2018, le disait dans son court-métrage Les parias du cinéma (1997): «Le continent africain a une envie, une soif d'apporter quelque chose de positif (...). (Mais) Il est toujours considéré comme un paria.» Espérons que ce constat relèvera bientôt du passé.



Propos recueillis par Falila Gbadamassi 

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