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Contre-enquête sur un skipper français piégé dans un trafic de cocaïne

Publié
Article rédigé par Philippe Reltien - Cellule investigation de franceinfo
Radio France

Condamné à dix ans de prison au Cap-Vert pour trafic de drogue, un skipper français et son équipage de trois marins brésiliens clament leur innocence. La cellule investigation de Radio France a mené une contre-enquête.

Depuis le 24 août 2017, le skipper Olivier Thomas est détenu dans une prison du Cap-Vert pour trafic de cocaïne. Lors d'une escale technique dans ce petit État insulaire d'Afrique de l'Ouest, la police a découvert près de 1,2 tonne de cocaïne à bord du voilier qu'il convoyait de Natal (Brésil) à l'île de Madère (Portugal). Lui, clame son innocence. 

Le 29 mars 2018, la justice du Cap-Vert le condamne à dix années d'emprisonnement, tout comme les trois Brésiliens qui l'accompagnaient. Aujourd'hui, le marin français attend son procès en appel dans la prison capverdienne de Mindelo. La décision devrait être rendue en juin 2018. De nombreux éléments, recoupés par la contre-enquête de la cellule investigation de franceinfo, permettent de douter de sa culpabilité.

De Natal (Brésil) à Madère (Portugal), le trajet du Rich Harvest interropu au Cap-Vert dans l'océan Atlantique. (THOMAS JOST / RADIO FRANCE)

Récit d'un marin parti l'esprit serein

La cellule investigation de franceinfo a eu accès à un document exceptionnel qui retrace cette histoire rocambolesque. Dans ce cahier d'écolier, le Français emprisonné relate les détails de sa mésaventure : les prémisses de sa mission, la traversée émaillée d'avaries et son arrestation suite à la découverte du chargement de drogue, à bord de la goélette "Rich Harvest" ("bonne récolte", en français).

Au fil d'une centaine de pages manuscrites, Olivier Thomas relate comment, le 4 août 2017, il s'apprête à quitter le port de Natal. Il est d'autant plus serein que, quelques jours plus tôt, la douane brésilienne est montée à bord pour inspecter le bateau dont il a la charge. "Douze jours avant mon arrivée, la police militaire brésilienne débarque sur le bateau pour une fouille complète avec ses chiens antidrogue", consigne-t-il dans son journal de prison. "Les réservoirs à gasoil sont démontés : ils sont vides. Après une journée de fouille complète, les autorités brésiliennes disent que tout est en règle."

Comme je sais qu’il y a eu un contrôle antidrogue à bord, je pars l’esprit tranquille.

Olivier Thomas, skipper

(dans son journal de prison)

Mais, vingt jours plus tard, lorsqu'il accoste dans le port de Mindelo, au Cap-Vert, pour réparer son moteur en panne et soigner l'un de ses équipiers malade, il est reçu par un comité d’accueil bien particulier : la police capverdienne. S'en suivent deux jours d’inspection d’une précision chirurgicale : "Quatre ou cinq hommes de la marine montent à bord, avec des scies et des masses, et mettent cinq ou six heures pour découvrir la drogue", résume Jean-Yves Defay, un ancien consul qui connaît bien le skipper. "Elle est cachée en profondeur, sous des couchettes, des réservoirs et des revêtements métalliques soudés."

"La cocaïne était cachée en profondeur" (capture d'écran de l'émission "Fantastico", diffusée le 14 janvier 2018 sur la chaîne de télévision brésilienne G1. (BROYER MARTIN)

Depuis le pont, le skipper français observe la scène avec incrédulité. Il revient en détail dans son journal sur ce moment-choc : "Sous le réservoir d’eau, il y a trois trappes recouvertes d’une plaque en acier boulonnée. Chaque boulon est découpé à la meuleuse électrique. Ça fume de partout, on se croirait dans un atelier de métallurgie. Les policiers sont en sueur. L’air devient irrespirable. Le dernier boulon saute. La lourde plaque d’acier pivote et là, tout s’écroule. Des paquets entourés de plastique sont à l’intérieur. Sur le coup, je pense à des blocs de polystyrène pour flotter en cas de naufrage. Les policiers exultent de joie. Je n’y crois toujours pas, jusqu’au moment où un policier tire une aiguille de sa mallette et pose de la poudre pour la tester : ça vire au vert… Le verdict est là, devant mes yeux : de la cocaïne pure."

À ce moment-là, je réalise : on s’est fait baiser en beauté. Comment ai-je pu être aussi imbécile ? C’est comme si je tombais de 10 étages !

Olivier Thomas, skipper

(dans son journal de prison)

Extrait du cahier d'écolier du skipper Olivier Thomas. (RADIO FRANCE)

En quelques secondes, sa vie de skipper expérimenté bascule. Les policiers ont découvert 1 157 kg de cocaïne à bord du "Rich Harvest". Il est désormais un redoutable narcotrafiquant à leurs yeux. Menottes, commissariat, prison et interrogatoire dans un palais de justice en état de siège. La police capverdienne est persuadée d’avoir mis la main sur "un gros poisson" de la drogue. Pour Olivier Thomas, le moral est au plus bas.

Les militaires débarquent, cagoulés, armés de kalachnikov. On passe au niveau sécurité maximum.

Olivier Thomas, skipper

(dans son journal de prison)

La police militaire escorte le convoi chargé de sacs de cocaïne. Il y a au moins six véhicules, se souvient-il. Je ne risque pas de m’échapper... Le moral est au plus bas. Ils nous prennent pour des trafiquants de haut vol. La police militaire monte la garde de peur qu’un gang attaque le poste de police. L’addition va être dure à payer. On est mal. Très mal. Innocents oui, mais il va falloir le prouver."

Construction navale, navigation solitaire, plongée... À 50 ans, Olivier Thomas est un marin complet. Originaire de Guérande, en Loire-Atlantique et issu de trois générations de menuisiers de marine - La Maison Thomas a été fondée en 1876 à Saint Nazaire - c'est un "poisson à deux jambes". "Un homme sportif, sobre, frugal, déterminé, fier dans le bon sens du terme, indépendant et farouche, un gamin qui a envie d'action", décrit Jean-Yves Defay. Engagé dans l'armée pendant la guerre du Golfe en tant que plongeur-démineur, son rêve a toujours été de construire des catamarans. C'est ce qu'il a fait pendant quinze ans au Brésil avant de partir en Thaïlande.

L'équipage du "Rich Harvest" : Olivier Thomas (gauche) aux côtés des trois apprentis-marins brésiliens. (FACEBOOK DANIEL GUERRA)

C'est précisément au moment où il se prépare à rejoindre la Thaïlande que, fin juillet 2017, le patron du chantier naval où il avait son atelier durant toutes ces années brésiliennes, lui demande un service. ll s'agit de convoyer de toute urgence le voilier d'un client, George Edward Saul, de Natal à Madère. Olivier Thomas fait connaissance de ce client juste avant d'embarquer à bord du "Rich Harvest", une goélette de 22 mètres. Ce Britannique de 34 ans, surnommé "Fox" ("renard", en français), va jusqu'à montrer ses cicatrices, de prétendues blessures de guerre, à Olivier Thomas pour gagner sa confiance. Les deux hommes se mettent d'accord  sur le tarif de ce convoyage transatlantique : 8 000 euros.

En réalité, "Fox" a absolument besoin que sa tonne de cocaïne quitte le Brésil pour l’Europe et réussit à tromper ses interlocuteurs. "Olivier s'est fait piéger par la confiance qu'il avait mise en son ami, lui-même tombé sous le charme de 'Fox'", estime Marco, un proche du skipper emprisonné.

'Fox' a su gagner la confiance de tout le monde de manière très habile. Plus personne ne se méfiait de rien.

Marco, proche d'Olivier Thomas

à la cellule investigation de franceinfo

Le jeune propriétaire du "Rich Harvest" invite même à déjeuner les parents des trois jeunes apprentis de l’école de voile de Salvador de Bahia, au Brésil. Ces derniers seconderont Olivier Thomas dans sa traversée. "Il disait vouloir passer le reste de sa vie à voyager et à profiter de la vie, il avait vraiment le chic pour vous séduire", se souvient Aniete Dantas, la mère de l'un de ces équipiers désormais emprisonnés. 

Avec cette affaire, le Cap Vert veut visiblement faire un exemple. Pour l'archipel de 450 000 habitants situé sur la route de la drogue entre l’Amérique du Sud et les côtes africaines, il s’agit d’une saisie historique. L’enquête est baptisée "Zorro" par le juge en charge du dossier. Le jugement a même été imprimé sur du papier à l’effigie du justicier masqué !

Le jugement du tribunal du Cap-Vert. (CAPTURE D'ECRAN / YACHTMOLLYMAWK.COM)

Pour la navigatrice Isabelle Autissier, cette histoire est malheureusement classique. "Olivier est le pigeon de cette affaire, déplore-t-elle. On lui a fait transporter de la drogue à son insu, comme parfois dans les bagages en avion. Mais, en bateau c'est plus grave car ce sont de grosses quantités. On paye cher."

Contre-enquête sur l'opération "Zorro"

Plusieurs éléments permettent de douter sérieusement de la culpabilité du marin français. Selon l'enquête de la police brésilienne, la drogue était cachée depuis des mois là où personne ne pouvait la détecter à l’œil nu, sauf à scanner les parois du bateau ou à les casser. Il était donc difficile pour Olivier Thomas d'être au courant. "Il avait peu de temps pour découvrir le bateau", explique le juriste et expert en droit maritime Yves Tassel. "Le skipper doit faire certaines vérifications, comme l'aptitude à la navigation, il doit vérifier qu'il n'y a pas de marchandises dans ce navire, mais cela ne va pas au-delà."

À partir du moment où la cache de la drogue est quasiment indécelable, je pense qu'on ne peut pas tenir le skipper pour responsable.

Yves Tassel, juriste et expert en droit maritime

à la cellule investigation de franceinfo

Olivier Thomas peut-il être considéré comme un complice ? Il aurait fallu pour cela qu'il connaisse le propriétaire. Or, dans son journal, le marin se reproche constamment d'avoir fait confiance à "Fox" et d’être "tombé dans le panneau", comme il l'écrit. "Le 'Fox' en question est un professionnel de haut niveau avec une équipe internationale, un laboratoire, une organisation pour charger la marchandise et un réseau pour l’écouler sur toute l’Europe", raconte Olivier Thomas. "Nous, l’équipage, sommes les dindons de la farce." Par ailleurs, le salaire proposé au skipper français (8 000 euros dont 4 000 versés au départ et 4 000 promis à l’arrivée) s'avère assez faible comparé à la valeur de la drogue transportée (évaluée à 80 millions d’euros).

Plus de 600 tonnes de cocaïne transitent chaque année d’Amérique du Sud vers l’Europe, que ce soit en avion avec la complicité de "mules", des passagers qui transportent de la drogue, ou par voie maritime, dans des conteneurs sur des cargos et à bord de voiliers. Les saisies des douanes ont doublé en un an dans les ports européens.

Les plans du bateau "Rich Harvest", dessinés dans le journal de prison d'Olivier Thomas. (RADIO FRANCE)

C'est un marché stratégique pour les cartels de la drogue. "On est vraiment sur un marché mondial", analyse Vincent le Béguec, directeur de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (Octris). "Les organisations criminelles en Colombie et au Mexique sont obligées d'avoir des complicités dans la chaîne logistique qui leur permettent d'acheminer de manière sécurisée la cocaïne en Europe." Vincent le Béguec note aussi une vraie professionnalisation des réseaux : "Chaque branche est compartimentée par rapport à l'autre. Ceux qui acheminent ne connaissent pas forcément les commanditaires et encore moins les fournisseurs initiaux."

Pour un convoyage comme celui d’Olivier Thomas, une grande méfiance s'imposait. "Dans le milieu de la mer, on sait qu'une grande partie de la drogue transite par bateau et que les voiliers servent en partie à cela", constate Isabelle Autissier. "Les gens qui trafiquent la drogue n'ont aucun scrupule à vous envoyer en prison, à vous faire pendre ou à vous mettre une balle dans la tête."

On n'est pas au pays des Bisounours.

Isabelle Autissier, navigatrice

à la cellule investigation de franceinfo

À quel moment la drogue a-t-elle été cachée dans le "Rich Harvest" ? Selon le rapport de la police judiciaire brésilienne, qui a surveillé ce bateau pendant deux ans, il est "probable" que le chargement de cocaïne s’est effectué sur le ponton privé d’une villa brésilienne, deux mois avant le départ officiel du bateau vers Madère, donc avant l’arrivée du skipper français. Ce rapport met donc Olivier Thomas et son équipage hors de cause. "Selon l'enquête brésilienne, il n'est pas prouvé que ces quatre personnes - le capitaine et les trois marins - aient eu connaissance de la présence de la drogue", confirme l’ancien consul Jean-Yves Defay.

Ils n'ont pas trouvé d'élément de preuve à charge pour les incriminer.

Jean-Yves Defay, ancien consul et proche d'Olivier Thomas

à la cellule investigation de franceinfo

La justice du Cap-Vert a condamné l'équipage en privilégiant "un faisceau de probabilité et de vraisemblance", au détriment du "principe de la présomption d'innocence". La justice du Cap-Vert n'a pas tenu compte des conclusions de la police brésilienne. "Juridiquement, cela ne tient pas, déplore le spécialiste du droit maritime Yves Tassel. Lorsqu'on enquête sur un fait qui est puni pénalement, il faut enquêter sur la totalité des faits. Si la police brésilienne dit qu'il est probable que l'équipage n'avait pas connaissance de la présence de la drogue à bord, le juge capverdien doit en tenir compte."

Un autre fait troublant sème le doute quant à la culpabilité d'Olivier Thomas. Avant de partir, le skipper a demandé à son père de l’accompagner dans cette traversée sur le voilier. "Il n'a pas pu venir pour des raisons médicales", raconte Jean-Yves Defay. Il aurait pu se retrouver en prison avec son fils." On imagine mal un fils embarquer son père sur un bateau convoyant de la drogue…

Un skipper dans une cellule de 4m2

Neuf mois après son arrestation, en attendant son procès en appel, Olivier Thomas est toujours en prison. La décision devrait être rendue en juin 2018. Dans son journal, il décrit son quotidien dans le quartier de haute sécurité de la prison de Mindelo au Cap-Vert, réservé aux grands criminels : "Quel choc quand on vous emmène en cellule d’isolement : un lit en béton et rien à part la grille en acier. On a l’impression d’être dans un mauvais film de série B. La cellule doit faire 1,2 mètre sur 3. Avec au fond, deux grilles de ventilation à travers lesquelles on voit si c’est le jour ou la nuit."

"Dans la cellule en face, l’un de mes marins pleure tout le temps, poursuit-il. Il faut lui remonter le moral. J’aurais préféré être seul. J’ai l’habitude des grandes navigations en solitaire. Là, je me mets dans les mêmes conditions, ça aide. Voilà comment je ressens ce moment : un vide cosmique… sidéral. Le trou noir. La chute libre qui ne s’arrête jamais."

Affolant de n’être plus rien.

Olivier Thomas, skipper

(dans son journal de prison)

Depuis fin septembre 2017, Olivier Thomas a changé de cellule et d’avocat et peut recevoir des visites. Il continue de survivre avec les moyens du bord : "La bouffe arrive, on mange dans un cul de bouteille en plastique. C’est archi-dégueulasse. J’ai mal au ventre en permanence. L’alimentation de base ici, c’est le riz, les pâtes et les haricots rouges. Il n’y a pas d’eau dans les douches, alors on se lave avec une bouteille de 5 litres d’eau. Je vais essayer de récupérer un seau avec un gobelet, comme ça on perdra moins d’eau. Les types ici n’écrivent jamais. Personne n’a de crayon. Ils préfèrent tous fumer."

Olivier Thomas s’est fondu dans la masse des détenus, au milieu de vrais tueurs et de vrais trafiquants tatoués jusqu’au visage. Là-bas, on l'a surnommé "le Professeur" car il est le seul prisonnier à tenir un journal. Le skipper garde l’espoir qu’Interpol mette la main sur le cerveau présumé du trafic, le fameux "Fox". Il est  toujours en fuite dans cette affaire.

En attendant, le marin français écoute la radio RFI : "Je mets le casque et me voilà, grâce à la radio, en train de plonger sur la barrière de corail, en en Nouvelle-Calédonie. Je ferme les yeux et m’évade de la cellule. Quel pied. Bon, le retour est hard. Après avoir flirté avec les tortues sous-marines, j’ai le mur dégueulasse face à moi, et le ciel bleu apparaît entre quatre barreaux. Misère, c'est toujours la misère."

Extrait du journal d'Olivier Thomas. (RADIO FRANCE)

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