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"Cette montée de la justice privée est une grande menace pour le vivre ensemble" : au Burkina Faso, l'inquiétant essor des milices d'autodéfenses citoyennes

Le pays fait face à une montée du jihadisme auquel les forces de sécurité semblent avoir du mal à faire face. Dans les zones reculées, elles ont délégué la justice et la police aux mains de milices d'autodéfenses citoyennes, ouvrant la voie à des conflits ethniques.

Article rédigé par Claude Guibal
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
La montée en puissance des Koglweogo date de 2015, après la chute du président Blaise Compaoré. (Claude Guibal/ Radio France)

Dans le village couleur poussière, ils sont rassemblés sous un grand manguier. Une quarantaine d'hommes, aux visages fermés et durs, assis en cercle au milieu duquel les visiteurs étrangers au village doivent attendre, scrutés, avant d'être autorisés à s'exprimer. Les Koglweogo, le groupe d'autodéfense civil le plus puissant du Burkina Faso, entendent montrer qu'ici, ce sont eux les maîtres.

Une montée en puissance qui date de 2015

Derrière eux, un hangar, rempli de motos volées, qu'ils ont récupérées au cours de raids punitifs. Et puis il y a cet arbre encore, auquel sont enchainés, sous un soleil de plomb, une dizaine d'hommes, aux membres tuméfiés. "Des voleurs de moto, de cigarettes, de batteries... ", explique un Koglweogo, déclenchant des rires moqueurs. Les hommes enchaînés baissent la tête. Le chef des Koglweogo est fier de le rappeler : leur mouvement a été reconnu d'autorité publique par l'État burkinabé, qui leur donne le feu vert pour assurer la sécurité dans leurs villages. Dans sa main, un carnet dans lequel il a noté le numéro de châssis et la plaque d'immatriculation d'un véhicule, signalé comme transportant des jihadistes. "C'est la police qui nous l'a donné, afin de l'informer si on les repère", affirme-t-il.

Une dizaine de voleurs, aux membres tuméfiés, sont enchaînés à un arbre sous un soleil de plomb. (Claude Guibal/ Radio France)

Gourdins, fusils, couteaux, les Koglweogo sont équipés : "On n'attrape pas les voleurs à mains nues", expliquent-ils, en ajoutant avoir leurs propres "méthodes" pour les interroger. Leur montée en puissance date de 2015, après la chute du président Blaise Compaoré, explique Chrysogone Zougmouré, président du Mouvement burkinabé pour les droits de l'homme et des peuples (MBDHP), dans un pays déstabilisé par le chaos insurrectionnel et les coups portés à l'organisation des services de sécurité.

Ce sont des initiatives qui partent des villages du fait de la démission de l'État, incapable d'assurer son rôle régalien de protection des biens et des personnes

Chrysogone Zougmouré

"C'est sur ce constat d'impuissance qu'ils ont pu se développer, et une grande partie de la population les voient comme un palliatif efficace, pour combler les manques de la police pour sécuriser le pays." Le problème, reconnaît-il, ce sont "les dérives, les arrestations arbitraires, l'absence de présomption d'innocence, les violences, les sévices corporels." Pour Chrysogone Zougmouré, "il faut les amener à revoir leurs méthodes pour pouvoir les intégrer à un schéma efficace de lutte contre l'insécurité et le terrorisme".

Une spirale de violence qui tétanise le pays

L'influence de ces milices d'autodéfense, Koglweogo, ou d’autres, comme les chasseurs Dozos, qui se substituent dans de grandes parts du pays à l'autorité de l'État inquiètent les experts de la région, qui dénoncent le risque de terribles dérives communautaires. Car à chaque attaque jihadiste, les représailles des Koglweogo ne tardent pas. Mais elles s'exercent principalement envers une communauté, les Peuls. Un peuple d'éleveurs nomades, majoritairement musulman, présent dans toute l'Afrique de l'ouest, où ils sont détestés par les agriculteurs, majoritaires, qui les accusent de détruire les terres et les récoltes au passage de leur bétail. En janvier, 48 personnes selon le gouvernement, et plus de 200 selon la société civile, ont ainsi été tuées lors de représailles contre des Peuls après l'attaque du village de Yirgou, attribuée aux jihadistes. Pas une semaine ne passe, ou presque, sans une nouvelle attaque, comme celle qui a à nouveau fait 19 morts, le 9 juin, dans une attaque au nord du pays, à Arbina, où 62 personnes avaient déjà été tuées début avril lors d'attaques jihadistes suivies d'affrontements intercommunautaires.

La milice Koglweogo, le groupe d'autodéfense civil le plus puissant du Burkina Faso. (Claude Guibal/ Radio France)

Une spirale de violence qui tétanise le Burkina Faso, connu pour être jusqu'ici un modèle du vivre ensemble, en raison d'un brassage confessionnel et communautaire unique dans la région. "Depuis, les représailles ne font que s'amplifier", déplore Daouda Diallo, porte-parole du collectif de lutte contre l'impunité et la stigmatisation des minorités.  "Les Koglweogo et une partie de la population soupçonnent les Peuls d'être complices des terroristes. Le problème de cette montée de la justice privée, de ces gens qui font justice eux-mêmes est une très grande menace pour le vivre ensemble et les rapports communautaires", prévient-il, dénonçant une tentative de "nettoyage ethnique".

L'amlgame entre Peul et terroriste est désormais de plus en plus ouvertement assumé. Il est aggravé par l'appel au soulèvement des Peuls, lancé en 2018 par le prédicateur Amadou Koufa, le chef de la Katiba du Macina, un des principaux groupes jihadiste malien, affilié à Al-Qaeda, qui cherche à exploiter le ressentiment de cette communauté contre les états centraux et l'ostracisation à leur égard. Stratégie redoutable, pour déclencher des cycles de violences intercommunautaires, déstabiliser les états devenus ingouvernables, et s'emparer de territoires entiers. 

Le reportage de Claude Guibal
  

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